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NOS AUTEURS DRAMATIQUES

zare, qui était en train de l’achever. Puis, Jean Renaud retourne au camp ; mais à peine est-il sorti par la porte que Lazare entre par la fenêtre. Il veut forcer Madeleine à lui donner les papiers et les bijoux. Comme celle-ci résiste et qu’Adrienne, enfermée dans la chambre voisine, se met à crier, il force la mère à faire taire l’enfant, en disant : « Je suis avec ton père. » Madeleine tombe, frappée d’un coup de couteau, les voisins arrivent, un sénéchal verbalise sur la déposition de la petite qui répète ce qu’elle a entendu. Et personne dans le village ne s’étonne, car Jean Renaud, un honnête homme qui adorait sa femme, avait souvent avec elle de terribles querelles de jalousie.

Le second tableau se passe au lendemain de Fontenoy. Jean Renaud a pris un drapeau, et son colonel, M. d’Aubeterre, le félicite. C’est alors que le sénéchal arrive, avec la petite Adrienne. Interrogatoire de Jean Renaud, témoignage de l'enfant, condamnation finale du père, que la mort violente de sa femme et l’accusation épouvantable et inconsciente de sa fille jettent dans le désespoir le plus tragique. Il ne garde que l’amitié d’un compagnon d’armes, Chamboran, qui ne peut le croire coupable.

Voilà l’action posée. Ce prologue indique à l’avance tout le drame, et pour qui connaît son répertoire du boulevard, il n’est point difficile de deviner ce qui va se passer. À coup sûr, on peut prédire qu’Adrienne, très heureuse, va se retrouver en présence de son père très malheureux, et que celui-ci, après des péripéties plus ou moins cruelles, finira par voir son innocence reconnue, tandis que le véritable coupable, Lazare, sera puni comme il le mérite. L’adresse des auteurs va seulement consister à augmenter le plaisir du public, en le menant au mot de ce rébus, connu à l’avance, de la façon la plus émotionnante qu’il soit possible. On sait le dénouement, mais on ignore comment les auteurs y arriveront.

Et même il ne faut pas être bien malin pour se douter par quelle preuve accablante Lazare sera confondu. Madeleine possède un certain collier très riche que sa marraine, je crois, madame d’Aubeterre précisément, lui a donné comme cadeau de mariage. Jean Renaud l’a mis avec les bijoux que le comte de Mornas lui a confiés ; de sorte que Lazare, s’il produit jamais les bijoux, apportera lui-même, sans le savoir, la preuve du meurtre et du vol. Voilà toute la petite mécanique du drame fort adroitement montée et préparée.

Alors, le drame s’engage, et carrément, trop carrément même. Quand les dramaturges ne sont plus adroits, ils sont imprudents. Chamboran a tranquillement confié Adrienne à la duchesse d’Aubeterre, qui en a fait sa fille adoptive, en ignorant quel est son père. Il y a là des histoires très compliquées, dans lesquelles je ne puis entrer, et qui ont pour unique but de faire que tout ce monde, qui se connaissait, ne se connaisse plus, quinze ans plus tard. Adrienne a été malade et a perdu la mémoire ; cela est commode. Le duc et la duchesse sont sans doute simplement distraits. Enfin, quoi qu’il en soit, au moment où la jeune fille, riche, heureuse, comblée de tous les biens et de tous les dons, va épouser un jeune officier qu’elle aime, voilà une bande de forçats qui passe sur la route et que l’on prie poliment d’entrer se reposer sous les beaux ombrages du parc. Mon Dieu ! ce n’est pas plus difficile que cela. Ils entrent, et la reconnaissance du père et de la fille a lieu, car on se doute bien que Jean Renaud est parmi ces galériens. Ils crient un bon quart d’heure, pendant que les autres forçats font semblant de ne pas entendre. Puis, à la fin, lorsqu’il faut «e remettre en marche, Jean semble s’apercevoir qu’il y a du monde, et il reprend la file, on faisant signe à sa fille de se taire. Cela est fort comique. On pleure pourtant, et très fort.

Le drame serait fini, si les auteurs n’avaient trouvé là une péripétie intéressante. Adrienne a pour amie de couvent une jeune fille, Valentine, dont l’histoire est également romanesque. Son père l’a confiée à la chanoinesse d’Armaillé. et n’a plus reparu. Or, il arrive que cette Valentine est la fille du comte de Momas. Lorsque Lazare se produit avec les papiers et les bijoux, qu’il promène depuis quinze ans, il réclame le titre de comte de Mornas, afin de rentrer dans d’immenses biens ; et comme il a besoin de reconnaître Valentine pour arriver à ce but, il vient la chercher au château d’Aubeterre, où elle se trouve alors avec Adrienne. Je ne dis rien de ce coquin si patient, que l’on a vu en guenilles et qu’il s’agissait surtout de montrer en habit galonné.

D’abord, la voix du sang ne parle pas très haut chez Valentine. Elle accepte son père. Mais voilà qu’en fouillant parmi les fameux bijoux, elle trouve le collier de Madeleine, qu’Adrienne lui a décrit cent fois. Et, comme le faux comte de Mornas vient d’enlever à Jean Renaud sa dernière espérance, on apportant un témoignage écrasant, en affirmant qu’il n’a jamais confié ses bijoux et ses papiers à ce soldat, Valentine ne peut plus avoir aucun doute, c’est son père qui est le meurtrier. Ici, j’ai cru que la salle allait rire, tant la vraisemblance est outragée ; mais pas du tout, la salle a applaudi. Il est bien évident que l’homme qui a volé les papiers et assassiné Madeleine, ne saurait être le comte de Mornas, et que, dès lors, il est à croire que Valentine n’est pas la fille de cet homme. À la vérité, celle-ci ignore quel est le nom de son père, que seule la chanoinesse connaît. Les auteurs diront que Lazare peut être le père de Valentine, tout en n’étant pas le comte de Mornas. Seulement, la pensée de la jeune fille devait être avant tout une révolte : « Celui-ci n’est pas mon père. Il a volé des bijoux, il vole un titre, il doit voler et mentir encore. »

Mais il fallait que Valentine crût qu’elle était la fille du scélérat, pour les besoins du drame. Dès lors, elle va se trouver en présence d’Adrienne, et la situation est fort dramatique. Adrienne, âgée de cinq ans, a livré son père sans savoir ce qu’elle faisait, et c’est là une abomination dont elle agonise. Valentine, qui possède tout son libre arbitre, toute sa raison, doit-elle faire à son tour condamner son père pour sauver l’innocent Jean Renaud ? Cela amène entre Valentine et le faux de Mornas, et ensuite entre les deux jeunes filles des scènes poignantes et très bien faites.

Enfin, la pièce se dénoue comme on l’a deviné dès le prologue. La chanoinesse apprend à Valentine qu’elle est bien la fille du comte de Mornas,