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ADOLPHE D’ENNERY

sauce nouvelle relevée d’une pointe de fines épices. Le capitaine qui joue, non pas aux quatre coins, mais aux deux coins, qui gagne la tante après avoir mis son enjeu sur la filleule, est un des plus jolis capitaines de théâtre qui soient dans l’annuaire. Seulement, je crois qu’on aurait tort de voir là dedans autre chose qu’un jeu. N’ai-je pas entendu donner la scène comme une scène de Molière, une des scènes fortes, profondes, humaines de notre théâtre ? On se moque vraiment. Mettez que Marivaux aurait pu l’écrire, ce qui est déjà un bel éloge. Ne voit-on pas que Léonie n’a pas plus de raison pour épouser Raoul après la scène qu’auparavant ? La fameuse étincelle est une invention scénique ; les femmes ne sont pas si machines électriques que ça. À la place de Léonie, je me méfierais beaucoup du capitaine ; il aimera comme il a aimé, et il est trop ingénieux en amour, avec ses comédies qui tournent au sérieux, pour faire jamais un mari bien solide. La mieux partagée, dans tout ceci, c’est Toinon avec son notaire. Je suis sûr que celle-là sera heureuse.

Donc restons dans le simple badinage du proverbe, ne gonflons pas les choses jusqu’à parler maladroitement de haute comédie, d’observation et d’analyse. Dès lors, l'Étincelle devient un petit acte exquis, très heureusement équilibré, manœuvrant des poupées proportionnées et opposées avec un art délicieux. C’est du saxe ou du sèvres, si vous voulez, de la pâte la plus tendre et de l’émail le plus fin. Cela est bon à mettre sur une étagère.

J’estime que M. Pailleron est de mon avis. Je parlais tout à l’heure de ce besoin que la critique éprouve à réduire aux jolis riens la production des écrivains. Je citerai M. Alphonse Daudet, qu’on a tâché vainement d’enfermer dans les petits chefs-d’œuvre, dans les contes merveilleux par lesquels il a débuté. Je nommerai aussi M. François Coppée, dont l’ambition est certainement de n’être plus l’auteur du Passant. Voilà que M. Pailleron va être l’auteur de l'Étincelle. Qu’il se méfie, c’est terrible !

Je comprends très bien, d’ailleurs, comment les choses se passent, lorsque la critique n’entend pas être désagréable à l’auteur. Elle n’a qu’à se laisser aller au goût naturel du public pour les bijoux travaillés à la loupe. Voici l’Étincelle, par exemple. N’est-ce pas tout ce qu’il y a de plus charmant à voir après dîner ? Cela ne trouble personne. On n’a pas même besoin de penser. C’est un caquetage élégant, une musique qui ravit l’oreille. Et quel mélange réussi, beaucoup de rire, presque autant d’amour, avec une larme à la fin, tout juste l’attendrissement nécessaire ! Il n’en faut pas davantage pour faire pâmer notre bourgeoisie. Un chef-d’œuvre d’observation, une œuvre vraie la trouverait inquiète, hostile, tandis qu’elle fait à une romance sentimentale, à un petit rien gentiment présenté, le succès bruyant, enthousiaste, disproportionné, qu’elle a de tout temps marchandé au génie.

Une autre réflexion m’a frappé. L’Étincelle procède directement des proverbes de Musset. On a même reconnu Toinon. Pourquoi alors les proverbes de Musset ont-ils d’abord été accueillis si froidement, et pourquoi, aujourd’hui encore, laissent-ils toujours un léger frisson dans le dos du spectateur ? C’est qu’ils ne sont pas aussi distingués que l’Étincelle ; on n’y voit pas des capitaines aussi jolis ni des veuves de général aussi comme il faut. Le poète y lâche la bête humaine, sous la distinction de la forme. Ce n’est plus du saxe ni du sèvres ; c’est tout d’un coup, entre deux phrases, la nudité de l’homme et de la femme. De là une gêne dans le public, qui n’aime pas ça. Puis, Musset n’est pas scénique ; il analyse trop. Nulle part, chez lui, on ne trouverait une pièce faite pour une scène unique. Cela suffit à expliquer l’enthousiasme des spectateurs, après la scène désormais fameuse de l’Étincelle.



ADOLPHE D’ENNERY


I


MM. d’Ennery et Cormon viennent de remporter un grand succès à l’Ambigu, avec un gros mélodrame en six actes : Une Cause célèbre. La salle, le soir de la première représentation, n’a pas cessé de pleurer et d’applaudir. C’est là un fait qu’il faut constater et résolument aborder.

La grande chance des auteurs a été de choisir un sujet profondément humain. Avec leur expérience du théâtre, ils ont dû être frappés du drame émouvant qu’il y aurait à tirer d’une situation que plusieurs procès récents ont indiquée, celle d’un père assassin, que sa fille, par exemple, une fillette de quatre ou cinq ans, fait condamner à mort par son témoignage. Le prologue sera poignant et la pièce consistera plus tard à remettre en présence ce père et cette fille, en exploitant le plus dramatiquement possible leur situation réciproque.

Naturellement, les auteurs sont partis de ce point indispensable au boulevard : le père sera innocent. Et voici comment ils ont imaginé le prologue, qui est en deux tableaux. On est à la veille de la bataille de Fontenoy. Un sergent, Jean Renaud, vient, en se cachant, embrasser sa femme Madeleine et sa petite Adrienne, une enfant de cinq ans. Mais il vient aussi pour confier à Madeleine un dépôt sacré, des papiers et des bijoux de famille qu’un voyageur, le comte de Mornas, pris entre les deux armées et blessé mortellement, lui a confiées, en lui remettant pour lui-même une somme de trois cents louis. Il faut dire que le sergent a délivré le comte d’un de ces rôdeurs de champs de bataille, le juif La-