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ÉDOUARD PAILLERON

plus nette. Il semble que M. Pailleron ne soit arrivé à son titre de l’Âge ingrat qu’après avoir écrit la scène troisième du premier acte. Je serais très étonné s’il était parti, comme idée mère de sa pièce, de ce singulier âge ingrat, qui, selon lui, est l’âge où l’homme n’est plus bon à faire un amant et se trouve encore trop jeune pour faire un mari. L’observation est bien ténue, il n’y a là qu’un agréable jeu d’esprit, qui fournit une scène et qui disparaît ensuite de la pièce. La comédie est ailleurs. Si réellement M. Pailleron a eu d’abord l’idée de peindre l’âge ingrat en question, il a été fort heureux de rencontrer en chemin le salon de la comtesse Julia Walker. Le vrai titre devrait être le Salon de la comtesse, puisque que c’est dans la peinture de ce salon que se trouvent le succès et la pièce elle-même.

L’intrigue est donc des plus minces et des plus banales. Madame de Sauves s’est séparée de son mari, après six mois de mariage. Elle vit chez une vieille amie, madame Hébert, dont la fille, Henriette, est la femme d’un savant, un certain Fondreton qui se dérange fort depuis quelque temps. Ajoutez deux célibataires, les messieurs de l’âge ingrat, Lahirel et Désaubiers. Ce dernier rêve de consoler madame de Sauves et fait tout au monde pour l’empêcher de se réconcilier avec son mari. Or, M. de Sauves et Fondreton s’oublient précisément ensemble chez une comtesse étrangère, madame Julia Walker. C’est chez cette comtesse que madame de Sauves va réclamer Fondreton, le mari de son amie Henriette, qu’elle veut détourner d’un procès en séparation. Et la comtesse, avec une tranquillité railleuse, lui rend Fondreton et son propre mari par-dessus le marché. Au dénouement, les deux ménages s’embrassent.

Comme on le voit, l’intrigue est d’une nouveauté médiocre. Dans tout cela, la peinture du fameux âge ingrat avorte ; de sorte qu’il n’y aurait à peu près rien, si nous n’avions pas l’acte chez la comtesse. L’intrigue ne fournit qu’une scène originale, celle où madame de Sauves va chercher Fondreton chez Julia Walker. C’est une scène de théâtre brillamment conduite, avec la situation imprévue qui la termine, l’arrivée de M. de Sauves et le mot de Julia : « Tenez ! je vous rends aussi celui-là. » Si l’on excepte cette scène, les autre scènes fournies par l’intrigue sont certainement pleines d’esprit, trop pleines même ; mais elles n’avaient pas assez de consistance pour déterminer un succès.

Quel est donc ce salon de la comtesse Julia ? Dans la salle, le soir de la première, on souriait de certaines allusions, on croyait reconnaître la maison qui avait servi de modèle ; et cela n’a certainement pas nui au succès, car nous sommes très friands de ces sortes de peintures. Je crois qu’il est plus sage de dire que M. Pailleron, s’il a pris des notes, les a recueillies un peu partout, en y ajoutant même une fantaisie assez large. Il s’agissait de peindre tout un certain coin des colonies étrangères à Paris, le coin louche où les aventuriers et les aventurières se coudoient avec d’honnêtes gens, fourvoyés là par curiosité ou par ignorance.

La comtesse Julia est une de ces grandes dames étrangères comme on en voit à Paris, créatures énigmatiques dont on peut dire autant de bien que de mal. Tout reste équivoque en elle : sa noblesse, sa vertu, sa fortune. Elle va de la courtisane à la grande dame, de la comtesse millionnaire à l’aventurière vivant du jeu et du hasard. Avec cela charmante, très fine et très forte, abusant de ce qu’elle ne connaît ni nos usages ni notre langue, pour tout faire et pour tout dire. Les contrastes les plus heurtés se rencontrent en elle et ne la rendent que plus séduisante.

Rien, de vrai et de neuf comme ce type. Il est une des caractéristiques de notre époque, il appartient à notre société, à notre Paris si hospitalier, si libre, si amoureux de plaisirs. Aussi a-t-il suffi à M. Pailleron de le mettre à la scène, pour écrire une jolie page des mœurs actuelles, la page de notre tolérance devant tout ce qui est nouveau et excentrique.

Mais le type ne suffisait pas ; il fallait le cadre. Et c’est ici que M. Pailleron a surtout fait preuve d’une touche vive et spirituelle. Son second acte est charmant de désordre fantastique, de vérité extravagante. Le salon de la comtesse est comme une place publique où se coudoient les nationalités du monde entier, des Turcs et des Anglais, des Russes et des Persans ; sans compter les Parisiens oisifs, qui ont pour axiome que les hommes peuvent aller partout. On reçoit là des ambassadeurs et des chevaliers d’industrie, des déclassés en quête d’un dîner et des voluptueux en quête d’une débauche. Monde étrange, assez semblable à celui que le hasard rassemble sur le pont d’un navire ; seulement, ici, les gens ne font que passer ; c’est une cohue qui se précipite, qui traverse les salons au galop, toujours changeante et toujours la même au fond.

Et quelles soirées extraordinaires ! Des dîners de cinquante couverts pris d’assaut par cent invités ; des gens que la comtesse n’a jamais vus s’installant chez elle, lorsque les gens qu’elle invite se gardent bien de venir ; des réceptions où l’on cache l’argenterie, où l’on improvise les spectacles les plus étonnants, où les invités envahissent toutes les pièces, mangeant dans la chambre à coucher, dormant dans la salle à manger, tutoyant les domestiques, disposant de tout avec un sans-gêne tranquille. Le comique naît précisément de cette caricature du monde, de ces réceptions princières où l’on se conduit avec le laisser-aller et la fantaisie des bohèmes. Imaginez une bande de chienlits prenant possession d’un hôtel du faubourg Saint-Germain. La pointe d’élégance, c’est qu’on est là sur un terrain neutre, chez une étrangère qui pèche peut-être par ignorance de nos mœurs.

Ce n’est sans doute qu’un petit coin curieux de notre Paris. Mais, je le répète, il a suffi de mettre ce petit coin à la scène pour charmer le public. Je suis personnellement heureux de ce grand succès, parce que j’y vois une nouvelle preuve du goût qui se manifeste de plus en plus chez les spectateurs pour les tableaux réels, pris dans la vie. C’est un acheminement certain vers le théâtre naturaliste. Déjà, lorsque le Club obtint la vogue qu’on sait, j’ai dit ma joie : ce n’était plus l’intrigue qui passionnait la salle, c’était simplement une représentation exacte de ce qui se passe dans un club. Aujourd’hui, une seconde expérience réussit : le salon de la comtesse Julia suffit pour déterminer le succès, en dehors de la fable elle-même. Voilà