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NOS AUTEURS DRAMATIQUES

père et un mari de théâtre. Son ambition est à peine indiquée dans une courte scène. Il reste un pantin dont on tire le fil.

En somme, l’intérêt ne saurait se porter que sur Philippe Heyrem et sur Marthe. J’écarte Philippe, car rien n’est devenu plus agaçant sur les planches que l'ingénieur honnête ; on a vraiment trop abusé de l’ingénieur. Et celui-ci est de l’espèce la plus déplaisante, car il vous assassine avec son honnêteté. Sans doute, il faut être honnête, cela va de soi ; il est inutile d’en faire le serment à toutes les minutes, en prenant des airs d’employé aux pompes funèbres.

Je me rabattrai donc sur Marthe. Elle est charmante et son dévouement touche beaucoup. Mais là je ferai une grosse querelle à M. Gondinet. À un moment, il faut que Marthe surprenne sa belle-mère avec M. de Mériolle ; et c’est après les avoir vus qu’elle se dévoue. Or, M. Gondinet a placé la scène à la cantonade. Agénor arrive en disant qu’il a forcé la jeune fille à se réfugier dans un certain bosquet, où elle trouvera les amants. Bientôt après, Marthe entre, toute pâle et défaillante. « Elle les a vus », dit Agénor. Sentez-vous combien cela est ingénieux, compliqué et froid ? Je doute même que tous les spectateurs comprennent. Au théâtre, les seules choses qui portent sont les choses qui frappent les yeux. Sans doute la scène était difficile à faire, car la situation est bien pénible. Mais elle aurait peut-être enlevé le succès. J’aurais voulu que Marthe, amenée par Agénor, trouvât sa belle-mère et son amant la main dans la main. Les scènes qui suivaient étaient ensuite indiquées.

Je n’ai dit qu’un mot de madame de Cheylus, la femme du préfet, cette dame bavarde et tourbillonnante qui traverse l’action. Les auteurs avaient certainement beaucoup compté sur elle. Il est arrivé que, malgré la verve de mademoiselle Massin, le rôle n’a pas produit tout l’effet qu’on en attendait. Et, cependant, il pétille de mots très vifs. Je pensais à la princesse russe de Dora, qui a tant amusé. Les deux rôles se ressemblent. Pourquoi l’accueil si différent du public ? Il faut bien admettre que le public a ses jours de bonne humeur.

Et j’aurai tout dit lorsque j’aurai ajouté que les deux premiers actes, consacrés à l’exposition, ont paru traîner en longueur. Les détails sur la canalisation de la Gironde sont trop complets, pour l’utilité qu’ils ont dans la pièce. Madame de Cheylus prend aussi là une place énorme ; et, dès que le drame se noue, elle disparaît, on sent le peu de nécessité de son rôle. Ce n’est pas que je demande une intrigue compliquée. Seulement, il ne faut pas qu’une pièce soit bâtarde et trébuche. Voyez le Club, il a réussi par le détail, par les tableaux photographiés de la vie parisienne. Au contraire, la Belle madame Donis n’a pas eu tout le succès qu’elle méritait, parce que le détail est trop menu, autour d’une action qui demandait de l’énergie et de la précision. Par exemple, quel singulier cadre que ce bal de province, donné à des voisins de campagne, et au milieu duquel le drame se noue ! On ne saurait voir un tableau moins vrai. À tout instant, il faut déblayer la scène pour laisser causer les gens devant le trou du souffleur.

Je dis tout ce que je pense. Ainsi, j’ai été excessivement frappé du dénouement, de la façon simple et grande dont madame Donis s’empoisonne. Cela est fait de rien, comme on dit, et cela produit un effet très large. Sans doute, ce poison qui laisse à l’actrice le temps de régler ses petites affaires, et qui la foudroie ensuite sans une colique, est un poison de théâtre. Seulement, la façon discrète et prompte dont disparaît la femme coupable a saisi toute la salle.

M. Gondinet n’a pris du livre que ce qui pouvait lui servir. Forcé de resserrer l’action, il a sacrifié une figure intéressante, le grand-père de Marthe, chez lequel la jeune fille se sauve, lorsqu’elle a découvert la conduite de sa belle-mère. Ce grand-père joue aussi un rôle dans le dénouement, qui a lieu à Paris. En somme, je dois confesser que je préfère le roman. Il vit davantage. Ainsi, il faut y voir le préfet, que M. Gondinet a dû changer en une préfète, si l’on veut comprendre le rétrécissement que le théâtre impose à l’auteur dramatique qui travaille sur un livre. Et, cependant, je crois, comme M. Gondinet, que la meilleure façon est le plus souvent d’en agir librement avec le livre, de s’en inspirer sans tâcher d’y découper des scènes toutes faites. On y perd parfois, mais le travail d’adaptation est plus solide.



ÉDOUARD PAILLERON


I


L’Âge ingrat, la comédie en trois actes de M. Édouard Pailleron, obtient, paraît-il, un très grand succès. Cela ne m’étonne point. Dès la première représentation, il était aisé de prévoir que l'Âge ingrat allait avoir au Gymnase la même vogue que le Club a eue au Vaudeville, et pour les mêmes raisons.

Tout l’intérêt de la pièce est, en effet, dans un certain tableau de mœurs que l’auteur a mis à la scène, en le motivant par une intrigue quelconque. C’est un peu comme un ballet qu’on introduit dans une féerie. À un moment donné, un personnage dit : « Que la fête commence ! ». Et le ballet est le grand succès, l’attraction. On ne va voir la féerie que pour le ballet. Au Gymnase, le ballet est le second acte, que le premier et le troisième sont simplement chargés d’amener et de dénouer.

Un mot d’abord de l’intrigue. Elle est absolument quelconque ; même on pourrait la désirer