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EDMOND GONDINET

et le plus souvent hors du vrai. La construction de ses pièces est faite de morceaux cousus les uns aux autres. Je voudrais un jet plus puissant et tout d’une venue. Je crois, en un mot, qu’il pèche par une trop grande recherche de l'habileté scénique. Je ne dis point cela pour les Convictions de papa en particulier, mais pour toute l’œuvre de M. Gondinet en général. Avec le sens si fin qu’il a de la comédie moderne, il écrirait certainement des œuvres remarquables, s’il consentait à nouer et à dénouer ses pièces par les passions de ses personnages, au lieu de chercher à rajeunir les ficelles usées de Scribe et de M. Victorien Sardou.


IV


On connaît l’origine de la Belle madame Donis que vient de jouer le Gymnase. Elle a été tirée par M. Gondinet d’un roman de M. Malot, qui eut un vif succès, il y a quelques années déjà. M. Gondinet a taillé à coups de hache dans le roman, comme un charpentier qui se débarrasse du bois inutile.

D’abord, il faut que je raconte cette histoire, telle qu’elle se passe au Gymnase, Le comte de Sainte-Austreberte, un vieux beau très entamé par les dames et le jeu, s’est retiré à Bordeaux, où il s’est mis à la tête d’une grande affaire, d’immenses travaux entrepris pour rendre les passes de la Gironde abordables aux vaisseaux du plus fort tonnage. Brusquement, son fils Agénor tombe chez lui. Agénor, pire encore que son père, usé par la vie à outrance, arrive en province, décidé à tout pour se refaire par un beau mariage. Et il a déjà jeté les yeux sur Marthe Donis, une héritière qui aura un jour douze millions. M. Donis, un négociant ambitieux, est remarié à une femme de la plus grande beauté, que tout Bordeaux appelle « la belle madame Donis », et qui passe en outre pour l’épouse la plus fidèle du département.

Les d’Austreberte dressent donc immédiatement leurs batteries autour des Donis. D’abord, ils mettent dans leur jeu madame de Cheylus, la femme du préfet, une dame charmante et affairée qui gouverne Bordeaux sous le nom de son mari. Ensuite, ils pénètrent chez les Donis, grâce à la fameuse affaire de la canalisation de la Gironde, dont le négociant est un des plus forts actionnaires. Mais là ils se heurtent contre un obstacle : l’ingénieur de l’entreprise, Philippe Heyrem, un jeune homme d’une probité ombrageuse, aime Marthe et en est aimé. Aussi Agénor est-il très mal accueilli. Il débute sottement dans la maison, il n’aurait pour lui que M. Donis, auquel il promet la députation, s’il ne consentait à se servir d’une arme abominable que le hasard et la ruse mettent entre ses mains.

La belle madame Donis, cette femme réputée si rigide, a un amant, M. de Mériolle, un des jeunes élégants de Bordeaux. Agénor intercepte une lettre, et il use de cette preuve pour exercer sur madame Donis une pression odieuse. D’abord, il lui a déplu, et elle ne s’est point gênée pour le lui faire sentir. Mais, quand elle se sent au pouvoir de cet homme, il faut bien qu’elle travaille pour lui. Justement, elle vit dans une grande froideur avec Marthe, qui lui a toujours tenu rancune d’avoir pris la place de sa mère. Là se placent quelques scènes pathétiques. Mais le drame s’assombrit encore, Agénor s’arrange pour faire surprendre madame Donis et son amant par la jeune fille, qui, frappée au cœur, tremblant de tuer son père, s’il apprend la vérité, finit par se dévouer et par consentir à épouser le vicomte qu’elle méprise. Enfin, pour sortir de là, madame Donis, devant une telle abnégation, comprend qu’elle est de trop, et elle s’empoisonne. J’ai oublié de dire que M. Donis, instruit de l’amour de Philippe pour Marthe, a renvoyé celui-ci, en signifiant à sa fille qu’elle épouserait Agénor. Il est inutile d’ajouter que sur le désir de la mourante, les jeunes gens s’épouseront, tandis que les Austreberte iront chercher fortune ailleurs.

Telle est l’histoire. Elle contient, comme on le voit, les éléments d’une tragédie bourgeoise fort émouvante. Cependant, il faut constater qu’elle a été accueillie assez froidement le premier soir, et qu’elle aura, je le crains, un succès médiocre. À quoi cela tient-il ? À une foule de choses, selon moi, et que je vais tâcher d’expliquer.

On a dit que l’impression pénible du public venait de ce que les deux personnages les plus en vue étaient des gredins. Sans doute il y a un peu de cela. Au théâtre, les spectateurs, même les plus tarés, ont un besoin singulier d’honnêteté. Pourtant, dans bien des pièces, des gredins ont eu de jolis succès. Je croirais plutôt que le vicomte de Sainte-Austreberte manque d’originalité dans la gredinerie. Son histoire de lettre interceptée est bien usée. Puis, il n’a pas de brillant. Enfin, après avoir mis trop de malice à deviner les amours de madame Donis avec M. de Mériolle, il finit sottement, en simple traître de mélodrame. Je dirai aussi que les auteurs ont eu le tort de confier ce rôle à Saint-Germain, qui est un artiste de grande valeur, mais qui ne réalise guère l’idée qu’on se fait d’un viveur parisien égaré en province. Pour sauver un peu l’odieux du personnage, il faudrait une originale distinction. Rappelez-vous Coquelin dans le duc de Septmonts, de l’Étrangère.

Je passe à la belle madame Donis, pour laquelle on reste singulièrement froid. Dans le roman, les antécédents de cette femme sont contés tout au long, et l’on s’intéresse à elle, parce qu’avant d’aimer un M. de Mériolle, elle a vécu une vie qui l’a préparée à la chute. Mais là, sur les planches, quelle pauvre figure ! M. Gondinet a bien essayé d’expliquer sa faute, en disant que Marthe ne l’a jamais aimée comme une mère. Est-ce suffisant ? On a toutes les peines du monde à lui pardonner cet amant bellâtre, avec lequel elle a une seule scène, et bien escamotée. Remarquez que ce n’est pas l’adultère qui m’inquiète. Seulement, dans ce cas, il fallait lui donner le tempérament de l’adultère. Comment croire qu’une femme qui va s’empoisonner si courageusement, soit tombée si bêtement ?

Je ne parle pas de M. Donis. Ce négociant, bon père, bon époux, qui se laisse tenter par l’ambition et qui devient alors féroce, est étudié dans le livre. Mais, à la scène, il pâlit et s’efface. Ce type très curieux n’est plus qu’un