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NOS AUTEURS DRAMATIQUES

ment, M. Gondinet s'en est tenu aux cadres : il a campé des personnages d’une manière charmante, il les a placés dans des milieux reproduits très exactement ; mais, lorsqu’il a dû les faire agir, il s’est contenté de tous les vieux poncifs d’intrigue qui traînent. Son dédain de l'intrigue sotte n’est pas allé jusqu’à la supprimer tout à fait ; il en a gardé des lambeaux, peut-être pour ne pas trop heurter le public et se sauver par cette dernière concession, si les milieux vrais venaient à le compromettre. C’est ce mélange d’intrigue banale et de milieux vrais qui empêche les œuvres de M. Gondinet d’être solides et supérieures.

J’ai déjà répété souvent que, pour moi, l’action était la résultante logique des personnages et des milieux. On ne peut pas prêter à des types réels des actes de pure imagination ; c’est ainsi que la conversion de Jordane et de Raoul, au dénouement, fait sourire, parce que la nature humaine n’a pas de ces souplesses. Évidemment, au bout d’un mois, Jordane retournera chez ses maîtresses. Rappelez-vous le baron Hulot, cette superbe figure de Balzac, aussi grande que les figures de Shakespeare, sinon plus grande. N’importe, je conclus en souhaitant un très vif succès aux Tapageurs ; il suffit que les cadres vrais soient acceptés aujourd’hui ; demain, nous aurons sans doute toute la vérité.


III


M. Edmond Gondinet vient encore de donner au théâtre du Palais-Royal un petit acte qui est toute une fine comédie. Les Convictions de papa mettent en scène un député fort amusant, et dont chaque mot a été accueilli par les applaudissements et les rires de la salle. Cela montre quelle mine féconde de comique serait la politique, si les auteurs pouvaient marcher hardiment sur ce terrain brûlant. Je suis certain pour mon compte que la comédie moderne est là, et là seulement on la trouvera, le jour où il sera permis de tout dire.

Il faut tenir compte à M. Gondinet des difficultés qu’il a dû rencontrer. Son député est tout juste le député permis par la censure. Nous avons déjà vu ce député dans Dora, dans le Secrétaire particulier et dans plusieurs autres pièces. Si un auteur sort de cette silhouette facile et inoffensive, il est immédiatement arrêté, et l’on réduit son personnage aux dimensions voulues. Je veux dire qu’il est défendu de fouiller l’homme politique trop à fond, d’en faire un type de quelque puissance. On tolère une agréable plaisanterie, mais on empêcherait une création large et vivante.

Ce dont il faut louer M. Gondinet, c’est d’avoir su tirer un si habile parti du député en pâte tendre admis par la censure. Il a d’abord inventé une fable ingénieuse. Flavignac a une fille, Marthe, qui est aimée du jeune Alcide, le fils du concurrent malheureux de son père ; elle-même, le voit d’un œil tendre, seulement elle se désole, car jamais Flavignac n’acceptera un gendre qui ne partagerait pas ses opinions. Alcide n’a pas d'opinions. Il est prêt à partager tout ce qu’on voudra. Et le voilà à la piste des opinions de Flavignac. Rude lâche, et qui suffit à toute la gaieté de la pièce.

La scène, naturellement, se passe à Versailles L’Assemblée est en séance, au beau milieu d’une crise ministérielle. Marthe, pour tout renseignement, apprend à Alcide que son père fait partie du groupe Fléchinel. Qu’il étudie le groupe Fléchinel. Alcide court acheter une douzaine de journaux, et il revient avec les convictions du groupe Fléchinel. Mais, pendant sa courte absence, Flavignac a reparu, en déclarant qu’il appartient désormais au groupe Lalubize. Qu’à cela ne tienne, Alcide relit les journaux et prend les convictions du groupe Lalubize. Troisième rentrée de Flavignac ; la crise continue, il vient de fonder un groupe à lui tout seul, le groupe Flavignac ; comme cela, dit-il judicieusement, si l’on choisit un ministre dans mon groupe, ce ministre ne pourra être un autre que moi.

On comprend l’effarement du pauvre amoureux. Comment connaître les convictions du groupe Flavignac ? Marthe elle-même ne peut donner aucun renseignement précis. Une scène amusante est encore celle où Flavignac trouve Alcide dans son salon. Heureusement, il ne le connaît pas. Aussi le prend-il pour un reporter chargé par un éditeur de biographies de venir recueillir des notes sur lui. Et le voilà qui remet au jeune homme, feuille par feuille, un dossier. Alcide est obligé d’entendre, entre autres histoires, comment une de ses tantes a trompé autrefois son mari avec Flavignac. La scène est finement menée ; c’est de l’excellente comédie, comme on en voit rarement dans nos théâtres les plus littéraires. La vanité complaisante de Flavignac, la pose qu’il prend devant l’histoire, l’ahurissement d’Alcide, sont des traits du meilleur comique.

Je n’ai point encore parlé d’un autre personnage, le père Grenou. Celui-là est chargé de représenter les électeurs. C’est un vieux cultivateur madré qui soutient un procès interminable, au sujet d’un héritage dont il paraît s’être emparé indûment. Il s’est installé chez son député, et il veut l’amener à jurer devant le tribunal qu’il est bien le parent du défunt, ce que Flavignac ignore absolument. Je signale encore cette scène qui est un petit bijou de satire ; je trouve même qu’on n’a jamais rien écrit de plus vif sur la matière. Ici. la comédie politique dépasse les limites tolérées d’habitude.

Ce père Grenou sert au dénouement. Flavignac reçoit une lettre qui l’invite à se rendre chez le président, et il s’évanouit presque de joie en se voyant déjà ministre. Dans l’ivresse du triomphe, il pardonne à ses adversaires, il consent au mariage de Marthe et d’Alcide ; mais le père Grenou reparaît, c’est lui qui a fait prier Flavignac de se rendre chez le président du tribunal. Et pour comble de malheur, on a profité de l’absence de Flavignac, à l’Assemblée, pour l’invalider. Alors, celui-ci accepte définitivement Alcide pour gendre, à la condition qu’il soutiendra sa nouvelle candidature, contre le père Grenou qui, lui aussi, déclare se porter candidat.

Il ne faut pas regarder ce dénouement de trop près. M. Gondinet, pour le talent duquel je me sens de la sympathie. me permettra-t-il de lui dire toute ma pensée ? Je trouve qu’il emploie des moyens dramatiques un peu trop ingénieux