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NOS AUTEURS DRAMATIQUES

causeries coupées d’un cercle. Tous les types ordinaires des clubs sont réunis et finement étudiés. On joue, on fume, on cause, on rit. Il y a là un coin de vie moderne absolument photographié. Il faut beaucoup louer les auteurs, qui ont osé risquer la tentative, et le théâtre, qui a réalisé ce prodige de mise en scène.

Tout autre cadre, d’ailleurs, aurait pu servir. C’est le point sur lequel je veux insister. Je pourrais citer vingt autres tableaux à prendre dans notre existence quotidienne. Et les auteurs du Club ont tellement bien compris la puissance des spectacles vrais, que, pour leur troisième acte, ils ont choisi de nouveau un cadre, celui d’une vente de charité. Rien de plus frais ni de plus joli : les dames jouant aux boutiquières, les jeunes filles changées en marchandes de cigares et d’allumettes, toute cette fièvre rapace que les femmes savent déployer au profit des pauvres. Imaginez le troisième acte sans ce cadre, et vous comprendrez combien il serait pâle.

Voilà donc où nous en sommes. On relègue l’intrigue au second plan. La grande affaire, c’est de porter au théâtre les tableaux qui nous frappent dans la rue, dans les salons, chez les pauvres comme chez les riches. On sent que la mécanique théâtrale a été retournée sur toutes les faces, que les combinaisons sont connues, qu’il est temps de tenter sur le public un autre intérêt, celui de la reproduction exacte de la vie. Les auteurs vont là par instinct, et ils s’y précipiteront de plus en plus, malgré eux, obéissant plus ou moins consciemment au mouvement qui les emporte. Pour ne citer que quelques pièces, après l’Ami Fritz, nous avons vu Pierre Gendron, nous avons vu la Cigale, nous venons de voir le Club, et nous en verrons bien d’autres, car la série ne fait que commencer.

Je tiens à constater que le Club est encore plus audacieux que la Cigale. MM. Meilhac et Halévy, en effet, se sauvent par leur fantaisie ; ils ajoutent à la réalité une pointe de farce exquise, qui explique le succès. Avec MM. Gondinet et Cohen, rien de cela ; leur club et leur vente de charité sont peints dans des couleurs strictement justes, sans aucun écart d’imagination. Cela est ainsi. Si les deux tableaux plaisent, c’est par leur exactitude elle-même. Aucune note forcée. Et je trouve là un argument bien fort, l’argument du puissant intérêt qu’offre la vérité toute nue. On dit que le public ne veut pas voir au théâtre ce qu’il voit tous les jours : cela est faux, car j’ai remarqué au contraire le mouvement profond que détermine dans une salle un décor exact, une scène photographiée, un cri juste. Il n’y a qu’une puissance indiscutable au théâtre, la vérité.

L’heure approche évidemment où le mouvement naturaliste, que je m’obstine à annoncer, se développera au théâtre. Quand la chose crèvera les yeux, on finira par la voir.

Depuis longtemps, la cause est gagnée dans le roman. À cette heure, le roman n’est plus qu’un procès-verbal. Et je citerai comme unique preuve le Nabab, cette suite de tableaux parisiens si profondément intéressants qu’Alphonse Daudet vient de publier. Le romancier a pris tous les documents humains qu’il a pu ramasser autour de lui, et il s’est efforcé ensuite de souder le plus simplement possible ces documents les uns aux autres. Son œuvre est d’autant mieux composée qu’il en a déguisé davantage la composition. Ce n’est plus que le large courant de notre existence contemporaine. On pourrait mettre un nom sur chaque figure, on se sent coudoyé par les personnages, on entre en pleine analyse. Certes, nous voilà bien loin de Notre-Dame de Paris, et des Trois Mousquetaires. Il y a là, en dehors du style, en dehors de la volonté même de l’artiste, un souffle nouveau. Eh bien, c’est justement ce souffle qui commence à souffler au théâtre, et qui ne tardera pas à devenir assez violent pour emporter les anciennes formules conventionnelles.

Maintenant, est-ce à dire que le théâtre sera un simple tréteau à tableaux vivants ? Non, certes. Je crois aussi à la toute-puissance de l’action, seulement de l’action logique, nettement déduite du caractère des personnages. Si vous voulez connaître mon opinion bien franche sur le Club, c’est que le deuxième acte est un peu long et cassé en trop petits morceaux. On sent que l’action est là pour le cadre ; les épisodes, d’un ton fatalement uniforme, fatiguent à la longue, d’autant plus qu’on pourrait les supprimer sans nuire à l'intrigue. Cela vient de ce que les auteurs dramatiques n’entrent pas encore franchement dans la formule naturaliste et tâchent de se faire pardonner leur tentative d’analyse, en gardant les combinaisons usées du théâtre d’hier.

Il ne faut pas moins avoir une grande reconnaissance à MM. Gondinet et Cohen, qui viennent de remporter une victoire utile. Maintenant que le Vaudeville a réussi en montrant un club, nous allons voir des intérieurs de marchés, de gares, de tous les lieux publics ou privés. Le succès, voilà l’argument décisif pour bien des gens.


II


Certes, les Tapageurs, que vient de jouer le Vaudeville, auraient pu, dans les mains d’un charpentier dramatique, devenir une pièce d’intrigue et d’action, presque un drame noir.

Imaginez un homme du meilleur monde, député de talent, grand orateur, M. de Jordane. Il a épousé sur le tard une charmante femme, Clarisse, qui s’est laissé séduire par le bruit qu’on fait autour de lui. Mais M. de Jordane, tout en aimant et en estimant sa femme, n’a pas rompu avec ses habitudes de viveur ; il a des maîtresses, il est de tous les plaisirs parisiens. Clarisse souffre en silence jusqu’au jour où son mari, entraîné par une passion pour la belle madame Cardonnat, la femme d’un lanceur d’affaires véreuses, compromet son bonheur en couvrant de son nom les spéculations de cet escroc. Elle surprend son mari avec sa maîtresse, chez le prince Orbeliani, dans une de ces fêtes où les honnêtes femmes ne vont pas. Dès lors, le drame éclate. L’ancien ministre Bridier, l’homme impeccable de la pièce, refuse sa fille Geneviève à Raoul, le fils de son vieil ami Jordane. C’est le déshonneur ; Cardonnat est en fuite. Enfin, tout s’arrange naturellement. Jordane remboursera les actionnaires ; il se réconcilie avec sa femme,