Page:Zola - Théâtre, 1906.djvu/211

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
203
EDMOND GONDINET

sans doute ne donnera pas une grande œuvre, mais au moins toutes les sottises dont on nous assourdit seront par terre. Ensuite, comme le public sera habitué, et comme la critique aura reçu des leçons, il deviendra possible de risquer le drame moderne, dans sa logique et dans sa vérité.

Je ne prêche ni ne pontifie, comme des sots m’en accusent. Je tâche simplement d’étudier ce qui se passe et de prévoir ce qui sera demain, en m’appuyant sur ce qui a été hier. En critique, il faut se contenter d’être un observateur, si l’on veut ensuite raisonner juste. Jamais un critique n’a eu une influence, jamais il n’a déterminé un mouvement. Mais un critique, lorsqu’il constate les faits et cherche leur enchainement logique, peut arriver à déterminer l’impulsion de son temps ; et, dès lors, s’il ne crée pas le mouvement, il le suit et marche avec lui à l’avenir. Je prendrai une comparaison. Imaginez un mécanicien qu’on met en présence d’une machine inconnue, très compliquée. D’abord, il ne peut en comprendre le travail ; c’est une confusion de roues, de pistons, de leviers. Puis, par l’étude, peu à peu, il se rend maître du mécanisme, il finit par savoir d’où vient le mouvement et où il aboutit. Dès ce moment, tout en ne pouvant changer le travail de la machine, il l’expliquera et indiquera mathématiquement le produit final. Eh bien, en critique, je voudrais être ce mécanicien. Le siècle ne m’appartient pas, je n’ai aucune ambition imbécile de le conduire ; seulement, je tâche de me rendre un compte exact du travail du siècle et de savoir où il va.



EDMOND GONDINET


I


Le Club, la pièce en trois actes de MM. Gondinet et Cohen, que vient de jouer le Vaudeville. est une preuve nouvelle qu’un mouvement très accentué vers les scènes de la vie quotidienne se produit en ce moment au théâtre.

Lorsque j’ai parlé de la Cigale, j’ai déjà constaté cette tendance de faire de chaque acte un tableau particulier, coupé dans la réalité. L’intrigue importe peu et n’est qu’un prétexte. Ce dont il s’agit, c’est de mettre sur les planches, dans un cadre scrupuleusement vrai, un coin original de notre société, savamment analysé. Nous allons retrouver cette formule dans le Club, et appliquée avec plus de précision et plus de vigueur encore que dans la Cigale.

J’ai dit que l’intrigue importait peu. Il faut pourtant en parler. M. Roger de Savenay aime madame Jeanne de Mauves, une jeune femme dont le mari, Fernand, commence à se déranger avec une certaine madame de Morannes, qui, du monde, est tombée dans le demi-monde. Ajoutez que cette femme est une fort méchante créature. Dans un bal masqué, elle vient de réussir à être la cause d’un duel entre Roger et M. de Morannes ; qui vit au club, séparé d’elle, plein d’une philosophie rare. Aussi refuse-t-il carrément de se battre pour sa femme. La dame alors pousse Fernand contre Roger le mari contre l’amant, en laissant croire au premier que Roger a risqué de se rompre le cou à Étretat, en descendant une falaise à pic pour la voir quelques minutes sans témoins. La vérité est que Roger a précisément accompli cet exploit, afin de se jeter aux genoux de madame de Mauves, de sorte qu’il ne veut pas détromper le mari, et que le duel aurait lieu, si l’on ne confondait madame de Morannes, et si madame de Mauves elle-même n’ouvrait les yeux de Fernand qui revient à elle.

Mon Dieu ! cette histoire ne vaut ni plus ni moins qu’une autre. Si l’on y ajoute un deuxième ménage, les Pibrac, un homme sédentaire et bon enfant, une femme nerveuse qui se croit toujours trompée, on verra qu’il y a là les éléments ordinaires d’une comédie banale, du comique, du sentiment, une pointe de drame. Mais je doute vraiment que cette histoire toute seule eût beaucoup récréé le public, car elle est lasse de traîner partout. Aussi la volonté bien arrêtée des auteurs était de ne pas s’en contenter. Elle leur a suffi pour leur premier acte, l’acte d’exposition. Dès le second acte, ils ont voulu autre chose.

C’est ici que pointe l’originalité de leur pièce. À coup sûr, leur première idée a été de mettre l’intérieur d’un club à la scène. On sait que les femmes n’entrent pas dans un club, ce qui rendait le tableau d’un maniement difficile. Ils n’en ont pas moins très bravement accepté le cadre, comptant sur la curiosité du public, des femmes surtout, pour venir voir sur les planches ce terrible club, où elles ne peuvent mettre les pieds, et qui leur enlève leurs maris. Le calcul était plein de malice, il réussira certainement. D’ailleurs, si les femmes ne pénètrent pas là, on y parle beaucoup d’elles. Et c’est alors seulement que les auteurs ont cherché une intrigue qui pût avoir un écho dans un club. Roger, Fernand, M. de Morannes, sont nécessairement membres du club en question, ce qui justifie l’emploi du cadre. La pièce, d’ailleurs, pourrait avoir pour moralité que les maris ont tort de délaisser leurs femmes, et qu’ils feraient mieux de passer leurs soirées au foyer conjugal.

Le cadre une fois justifié, le tableau devient d’un vif intérêt. D’abord, le décor est d’une exactitude extrême. Ensuite, les scènes sont vécues, je veux dire qu’elles se déroulent avec le mouvement des conversations véritables. On n’imagine pas avec quelle science MM. Gondinet et Cohen ont agencé les vingt ou trente épisodes qui emplissent l’acte. C’est un va-et-vient continu, des mots jetés, un entre-croisement de dialogues qui reproduit merveilleusement les