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NOS AUTEURS DRAMATIQUES

servation et la logique qu’ils mettent dans les détails. Parmi les sottises qu’on me prête, on affirme que je demande au théâtre une suite de tableaux réels, jetés au hasard et sans lieu solide. La vérité est que j'ai pu constater, comme un symptôme caractéristique, le succès de certaines pièces, ainsi construites. J’ai applaudi le Club, bien que l’œuvre soit peu d’aplomb sur ses trois actes ; j’ai triomphé, lorsqu’on a tiré certains drames de romans célèbres et que ces drames ont bruyamment réussi, malgré leur évidente infériorité. Quand on soutient une cause, on prend les arguments qu’on trouve. Il est certain qu’un mouvement se produit, qu’une transformation a lieu. Demandez aux auteurs et aux directeurs. Le public ne se soucie plus des pièces bien faites, et va d'instinct aux pièces qui lui apportent des tableaux de la vie quotidienne, plus ou moins amenés par des invraisemblances et déguisés par de la fantaisie. Mais ce serait un véritable désastre, si le mouvement s’arrêtait là. car notre théâtre national pataugerait au milieu de ruines.

Dans toute évolution, il y a au moins deux phases, la phase de démolition et la phase de reconstruction. Or, je l’ai dit, nous en sommes à cette heure où, le terrain étant déblayé, il faut rebâtir. C’est une grosse affaire. Évidemment, la réalité monte sur la scène, il est clair que le public supporte chaque jour une somme de vérité plus grande. La preuve est faite. Il s’agirait maintenant de ne pas s’en tenir à des tableaux séparés, de faire que chaque acte soit une des faces réelles d’un sujet, d’écrire en un mot l’œuvre complète, logique, allant d’un bloc ; de l’exposition au dénouement. Nous avons bien les cadres exacts, mais il nous faudrait aussi les personnages exacts, avec leurs actions et leurs caractères. On peut rêver un drame d’une grande simplicité, puissant par la solidité de sa structure, mettant sur les planches la vie telle qu’elle est, en une série de tableaux qui découleraient logiquement les uns des autres. Ce serait le chef-d’œuvre.

Je parlais plus haut des pièces qu’on tire de certains romans et qui réussissent. Ces pièces font ma grande joie, car elles sont des arguments décisifs contre les théories de certains critiques. Je veux bien qu’elles ne constituent pas des œuvres de premier ordre ; j’admets même qu’elle ne valent pas grand’chose. Alors, pourquoi réussissent-elles ? qu’on m’explique cela. Elles vont contre toutes les idées admises, elles sont la négation des règles posées par les défenseurs des pièces bien faites. D’abord, elles restent fatalement obscures et embrouillées, étant tirées de romans dont des passages entiers ont dû être sacrifiés ; ensuite, elles n’ont qu’une action assez pauvre, sans cesse encombrée d’épisodes ; et je ne parle pas des situations qui se répètent, des longueurs de l’exposition, de toutes les recettes, de toutes les ficelles mal employées. Et on les applaudit, et elles ont des centaines de représentations ! Il faut donc qu’elles portent en elles une force.

Prenons le Nabab, par exemple. Le voilà en route pour la centième, et la salle reste comble. Ou dira que le grand bruit du roman a fait le succès de la pièce. Sans doute, mais le fait n’en est pas moins là : une pièce qui ne se pique pas d’être une pièce fabriquée dans les règles, a aujourd’hui le grand succès qui était réservé autrefois aux œuvres seules des grands charpentiers. Imaginez que l’expérience se répète, qu’après le Nabab, tous les romans d’Alphonse Daudet et d’autres romans encore fournissent des drames, et que ces drames soient acclamés par le public. L’aventure est possible, je sais même qu’on travaille en ce moment à la réaliser. Dès lors, vous voyez l’importance du mouvement. C’est une véritable invasion du théâtre par les romanciers, ces romanciers que les critiques dramatiques ont méprisés si longtemps ; car vous n’ignorez pas qu’il suffisait d’avoir écrit des romans pour être une vraie bûche comme auteur dramatique. Le code le voulait ainsi.

La question se pose donc nettement. Admettez que des pièces tirées de certains romans se produisent et obtiennent de grands succès. Aussitôt les directeurs qui ne boudent pas contre les belles recettes, se lancent dans cette voie : et voilà l'envahissement accompli. Naturellement, ces éventualités ne sauraient faire rire les charpentiers qui travaillent sur l’ancien patron ; on bouscule leur besogne, on détourne le public de l’article qu’ils tiennent ; ils ont le droit d’être mécontents, de trouver que le public devient idiot et qu’il s’amuse en dehors de toutes les régles. La bataille est engagée, on verra bien de quel côté restera la victoire.

Je le dis une fois encore, je ne m’illusionne pas un instant sur la valeur que peut avoir une pièce tirée d’un roman. Le drame doit avoir sa vie propre. Seulement, à l’heure de transition que nous traversons, quel argument que le succès d’une de ces pièces ! comme il répond à toutes les objections faites par nos adversaires ! comme il ferme la bouche aux défenseurs de la convention ! Puis, rien de meilleur pour l’éducation du public. Et c’est ici le point important, sur lequel je veux insister.

Souvent, j’ai réfléchi à ce mouvement naturaliste qui s’accomplit au théâtre. Le grand péril est de dépayser trop brusquement les spectateurs. On a fait un code de ce qui est permis et de ce qui n’est pas permis sur la scène. Or, il est toujours très dangereux de se risquer dans ce qui n’est pas permis, surtout lorsqu’on rêve d’apporter tout ce qui est défendu. À ce point de vue, les pièces tirées des romans deviennent d’une tactique excellente. En effet, elles permettent d’oser beaucoup et de tâter le public. Les épisodes des romans sont connus, la salle les attend, et ils perdent dès lors de leur danger, quand ils mettent sur les planches un tableau nouveau. Dès qu’un drame tiré d’un livre est annoncé, on s’étonne, on se récrie ; pas possible, telle situation est trop vive, tel personnage sera hué ; puis, quand la situation et le personnage ont passé, un pas est fait, dans l’acceptation de toutes les vérités. Il y a sans doute des escamotages, mais peu importe ; je parle ici des idées reçues, de cette croyance qui faisait du théâtre un monde à part, et qui peu à peu cède devant certains succès.

Laissez les faits s’accomplir, attendez que d’autres adaptations réussissent, et vous verrez quel bélier le roman naturaliste, mis à la scène, aura été contre les conventions actuelles. Cela