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NOS AUTEURS DRAMATIQUES

restât d’un ensemble défectueux, je l’aurais gardé. Cela pouvait être mauvais, mais cela n’était pas ordinaire.


V


Samuel Brohl, la comédie en cinq actes et un prologue que M. Meilhac a tirée d’un roman de M. Cherbuliez, n’a pas réussi à l’Odéon.

Il s’agit du fils d’un aubergiste, Samuel Brohl, qu’une princesse russe, la princesse Guloff, achète a son père en Galicie, dans un but plus ou moins avouable. Plus tard, Samuel Brohl fausse compagnie à la princesse, court le monde, fait tous les métiers, finit par voler les papiers d’un certain Polonais, le comte Abel Larinski, qu’il a peut-être assassiné. Ce point de l’histoire reste louche. Et voilà le comte Abel Larinski qui cherche à couronner sa carrière en épousant la fille d’un savant chimiste français, mademoiselle Antoinette Moriaz. Il y arriverait, car la jeune personne est singulièrement romanesque, si la princesse Guloff ne venait le démasquer et si un bon jeune homme, un cousin amoureux de sa cousine, ne le forçait à rendre certain portrait et certaines lettres, ce qui permet à Antoinette de rentrer dans la prose.

Évidemment, ce sujet est d’une originalité médiocre ; mais, en somme, il en valait un autre, et un homme de l’expérience de M. Meilhac pouvait en tirer une pièce agréable. D’où vient donc que l’œuvre a été si mal reçue ? Les raisons me paraissent assez complexes.

D’abord, le personnage de Samuel Brohl aurait demandé un développement plus large et plus original. J’ai bien deviné quel héros avait rêvé le romancier, un gredin compliqué d’un artiste et d’un dévot, une de ces natures entortillées où le pire se mêle à l’excellent, très capable de s’agenouiller passionnément devant une jeune fille et de lui voler sa dot ; en un mot, un aventurier qui a lu Byron et qui met de l’art dans ses escroqueries. Malheureusement, une bonne moitié de tout cela a été perdue dans la comédie. Samuel reste en partie inexpliqué. Il ne tient plus à la terre ; il s’efface dans le gris ; on ne le déteste ni on ne l’aime. On bâille, voilà tout.

Et il en est de même pour les autres personnages. Que nous font tous ces gens-là ? Est-ce que nous les connaissons ? Pour sûr, ils n’appartiennent à aucun monde. On a beau nous dire que Moriaz est un membre de l’Institut ; qu’Antoinette est une demoiselle romanesque, mais honnête ; que le cousin a un cœur d’or ; nous n’en sommes pas convaincus, parce que tous restent pour nous à l'état d’ombres indécises. Ils semblent s’agiter derrière une mousseline. Ils n’ont ni os ni muscles. Ce sont de vagues formes qui flottent de l’autre côté de la rampe et où nous ne trouvons rien d’humain. De là le grand froid, l’ennui du public. Un lien d’humanité, de fraternité, ne s’établit pas entre la scène et la salle. Les plus jolies choses se perdent, les spectateurs finissent par devenir hostiles et injustes.

J’ai lu que la salle, le premier soir, s’était montrée nerveuse et goguenarde, dès le commencement. Cela est radicalement faux. Jamais, au contraire, je n’ai vu une salle mieux disposée. Et pourquoi aurait-elle été méchante, grand Dieu ! M. Cherbuliez n’a pas un ennemi, personne ne le discute, les personnes distinguées lisent ses romans et se pâment ; il est connu comme un de nos romanciers les plus moraux, les plus délicieusement doués, les plus dignes de figurer sur la table d’un salon. Ajoutez qu’il règne à la Revue des Deux Mondes et que l’Académie lui garde depuis longtemps un fauteuil. Quant à M. Meilhac, il est adoré du public des premières représentations, et l’on a tellement l'habitude de l’applaudir, qu’on a vraiment souffert, l’autre soir, de lui marchander le succès.

Donc, personne n’était venu pour siffler, et les auteurs, très sympathiques, n’avaient pas derrière eux une meute affolée et grondante. Si le public a fini par rire et se fâcher, c’est qu’il était las de s’ennuyer. J’ai déjà constaté cela plusieurs fois. Le prologue n’est pas aussi original qu’on l’annonçait ; mais c’est encore le meilleur tableau, et on l’a écouté avec plaisir. Ensuite, la pièce commence ; le premier acte est d’un ennui à faire pleurer ; le second n’est guère plus amusant, il faut en attendre la dernière scène pour arriver à une situation dramatique, la rencontre de Samuel et de la princesse Guloff. Puis, le troisième acte rentre dans le brouillard. C’est alors que des signes d’impatience se sont manifestés parmi les spectateurs. Ils s’étaient montrés jusque-là d’une tolérance parfaite, attendant toujours. Comme rien ne venait, ils ont tâché de s’égayer eux-mêmes. Lorsqu’un public en arrive à ce point, il tourne tout d’un coup à la férocité. Et les choses se seraient très mal terminées, sans le quatrième acte.

Au quatrième acte, heureusement, se trouve une belle scène, l’explication entre Samuel et Antoinette, lorsque la princesse Guloff a tout appris à cette dernière. Supérieurement jouée, cette scène a sauvé la pièce d’un désastre complet. On a beaucoup applaudi et rappelé deux fois les artistes. C’était, dès lors, une partie perdue honorablement. Il est fâcheux que le cinquième acte soit banal, car une victoire était même encore possible.

Je tâche d’être absolument juste et de donner un procès-verbal exact de la soirée. Il faut insister sur ce fait que la pièce est remplie de charmantes choses, d’épisodes adorables, mais que tout cela ne passe point la rampe, parce que la pièce ne vit pas, parce que les personnages sont en l’air, à plusieurs mètres du sol. La réalité manque, l’illusion ne peut se produire.

Ce que je veux constater encore, c’est que l’expérience, cette fameuse expérience qu’on jette au théâtre dans les jambes de tous les débutants, est en somme une bien pauvre chose. Voici M. Meilhac, par exemple : il a derrière lui vingt succès, il a grandi sur les planches, il connaît toutes les ressources du métier, et l’on est mal venu à prétendre qu’il n’est bon qu’à bâcler de petites pièces, car il a écrit Froufrou, la Boule, d’autres pièces en quatre ou cinq actes, qui comptent parmi ses meilleures. Eh bien, Samuel Brohl est plein des inexpériences les moins excusables. La pièce ne procède que par récits ; à chaque instant, les personnages entament des histoires interminables, et ils racontent les mêmes choses deux ou trois fois,