Page:Zola - Théâtre, 1906.djvu/206

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
198
NOS AUTEURS DRAMATIQUES

Tels sont les quatre actes du Mari de la débutatnte. Comme on le voit, MM. Meilhac et Halévy continuent à s’affranchir du code dramatique, en se moquant parfaitement de toute intrigue suivie et équilibrée. Nous voilà loin des pièces bien faites de Scribe. Les auteurs présentent simplement au public une série de tableaux, reliés entre eux par un fil très mince, et qui casse même parfois. Ils n’ont au fond qu’un souci : traiter séparément chaque tableau avec le plus d’esprit et le plus de gaieté possible, y promener des types pris sur nature, relevés d’une pointe de fantaisie parisienne. Quant aux péripéties, elles arriveront tant bien que mal, elles n’arriveront même pas du tout ; et quant au dénouement, il sera n’importe lequel. L’intérêt n’est plus dans le mécanisme ingénieux des divers éléments de la comédie ; il est dans la vivacité dans les peintures fines et vivantes de tableaux traités isolément.

Cela est si vrai, qu’en analysant le Mari de la débutante, j’ai pu négliger un personnage important, le comte Escarbonnier, joué par Geoffroy. Cette incarnation nouvelle de M. Prudhomme, ce superbe imbécile qui traverse les quatre actes en faisant des discours, ce cocu magnifique que sa femme a abandonné et qui s’attendrit, en trouvant un amant de la dame dans le régisseur de Montdésir, est une excellente figure comique, d’un grand relief et très amusante ; mais elle est absolument inutile à l’action, elle n’est nécessitée par rien et n’amène rien.

J’en dirai autant de Biscarat et de Marasquin, accompagné de ses quatre filles. Biscarat, que chaque nouvelle étoile enflamme, a fait sourire, parce qu’on a cru entrevoir le profil discrètement indiqué d’une personnalité bien connue dans le monde des théâtres. Marasquin et ses quatre filles ont été accueillis également comme de vieilles connaissances, car ils ont déjà servi plusieurs fois : MM. Meilhac et Halévy eux-mêmes nous les avaient montrés dans le Roi Candaule. En somme, ce ne sont que des types qui défilent. Ils n’apportent rien à l’intrigue ; ils complètent une collection d’originaux parisiens. J’insiste, parce qu’il y a là une nouvelle application, heureuse et applaudie, des idées que je défends. Une fois de plus, il est prouvé que le sujet n’importe pas. que l’intrigue peut manquer, que les personnages n’ont pas même besoin d’avoir un lien quelconque avec l’action ; il suffit que les tableaux offerts au public soient vivants et qu’ils le fassent rire ou pleurer.

Toutefois, le public est encore singulièrement ombrageux sur certains points. Rien ne m’intéresse comme la façon dont une salle se comporte devant une œuvre dramatique ; et cela me ramène à l’examen des quatre actes, dont j’ai donné l’analyse plus haut.

La salle a été prise par le premier acte. Il est réellement charmant d’un bout à l’autre. J’ai déjà dit que MM. Meilhac et Halévy, dans leurs pièces, réussissaient toujours le premier acte, et cela s’explique par la façon même dont ils travaillent. Procédant par tableaux, ils mettent fatalement dans le premier l’idée qui les a frappés, le point de départ ; ensuite, il leur faut se battre les flancs pour tirer des conséquences et arriver au dénouement. Rien n’est joli comme la scène de séduction, lorsque le vicomte de Champ-d’Azur se penche sur l’épaule de Mina, assise à son piano, et lui promet un hôtel, une voiture, toute une vie de paresse et de luxe ; Mina refuse d’abord, puis elle va céder, et la phrase du piano revient en mourant, avec une langueur voluptueuse. Cela est d’une fantaisie littéraire tout à fait exquise. Excellente scène aussi, la partie de whist qui décide du sort de Mina ; si Lamberthier gagne, elle l’épouse ; et il gagne, après lui avoir donné l’émotion d’une partie nulle.

J’ai dit qu’au second acte, la joie de la salle était devenue de l’enthousiasme. J’aime pourtant beaucoup moins ce second acte. Il est très gai. mais d’une gaieté un peu grosse. Puis, on l’a déjà vu. Sans parler de la noce d’Un Chapeau de paille d’Italie, l’adjoint Montdésir, auquel ses soucis de directeur de théâtre font perdre la tête, ne rappelle-t-il pas le juge de la Boule, qui mêle les couches de sa femme à l’affaire qu’on débat devant lui ? La situation est identique, le rire est amené par les mêmes procédés. Examinez de près les deux actes, et vous serez frappé de la ressemblance. Sans doute, le public s’est tant amusé, précisément parce qu’il retrouvait un cadre connu. Toute la force de la tradition est là. On a ri hier d’une chose, pourquoi n’en rirait-on pas encore aujourd’hui ? Rien n’est plus drôle, en effet, que cet adjoint fantasque, qui interrompt à chaque instant la lecture du Code pour s’inquiéter de son théâtre. D’autre part, la noce ahurie, affolée, la mariée qui chante la Petite Poularde avec sa couronne de fleurs d’oranger, l’effarement du mari, l’importance bête du comte Escarbonnier, élargissent le cadre connu et y apportent des éléments nouveaux. De là, le grand succès.

Et ce qui prouve que la tradition ne suffit plus, c’est que le troisième acte a moins pris le public. Les dix à douze petits épisodes qui s’y suivent à la débandade, ne sont pas bien nouveaux. On a déjà vu souvent, d’ailleurs, la scène d’un théâtre regardée à l’envers, avec les coulisses retournées, le rideau se levant et découvrant, comme toile de fond, une salle emplie de spectateurs. Le grand succès a été le truc très simple qui montre les spectateurs de cette salle dans trois états, d’abords immobiles et attentifs, puis commençant à s’agiter lorsque Lamberthier trouble le spectacle, puis tout à fait furieux, menaçant du poing, faisant voler les petits bancs. On baisse simplement le rideau, qui découvre successivement, en se relevant, les toiles de fond, où les trois états du public sont peints d’une façon fort amusante.

J’arrive au quatrième acte, et j’insisterai, car c’est surtout celui qui m’a intéressé.

Je crois savoir que c’est là qu’il faut chercher l’idée première de la pièce. Les auteurs voulaient mettre à la scène un certain ménage d’artistes, la femme adorée du public, le mari battant monnaie avec cette adoration, homme charmant au fond, mais chez lequel l’époux s’est effacé pour faire place à un administrateur de premier ordre. Il est inutile de chercher si les auteurs n’ont pas trouvé leurs modèles dans notre monde contemporain. Ce qu’il faut dire, c’est que la donnée était d’une grande originalité et qu’elle devait fatalement tenter un jour des