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MEILHAC ET HALÉVY

une originalité. Sans doute, il serait fâcheux que d’autres auteurs dramatiques allassent s’ingénier à copier la Cigale ; et ces auteurs tomberaient, que la chute me paraîtrait méritée. Seulement, puisque l’originalité réussit si bien au théâtre, en dehors de tout code dramatique, pourquoi d’autres originalités ne tenteraient-elles pas de même le succès, sans s’embarrasser le moins du monde des traditions ? Nous voyons les règles souffletées, aux grands applaudissements d’une salle. Cela doit nous retirer le peu de respect que nous aurions pu garder pour les règles.

Et remarquez que je ne vais même pas si loin que MM. Meilhac et Halévy. La Cigale est un bon argument pour la cause de la liberté du talent, dont je me suis fait l’avocat. Mais j’estime que les choses n’en iraient pas plus mal, si, au lieu de ce sujet dégingandé, ils avaient choisi quelque histoire solide, se tenant d’un bout à l’autre. À force d’esprit parisien et de fine observation, ils arrivent à se passer tout à fait de charpente, qui plus est à gagner la gageure de lutter contre une charpente défectueuse. C’est là un tour de force que j’applaudis, sans conseiller à personne de l’imiter.

Ne comprennent-ils pas eux-mêmes la puissance que leurs œuvres prendraient, s’ils poussaient jusqu’au bout leur tendresse de la modernité et de la réalité ? Ils ont l’amour de notre Paris et la connaissance de tous ses mondes, la touche légère et vive qui est nécessaire pour le bien peindre. Mais ce ne sont là que des outils. Il faudrait ajouter le fond, je veux dire une grande carrure de sujet. Puisqu’ils empruntent les types et les dialogues à la vie réelle, pourquoi ne lui prennent-ils point aussi des histoires, au lieu de s’enfermer dans des intrigues qui ne supportent pas l’examen ? Ils ne tiennent pas à la charpente ; qu’ils choisissent donc alors, en même temps que des personnages vrais, une action vraie, bien simple, et ils écriront un chef-d’œuvre, j’en suis certain.

Je sais bien que là est le difficile. Porter la réalité des faits au théâtre, c’est autrement grave que d’y porter la réalité des types et des mots. Si la Cigale a réussi, cela vient de ce que le public a vu que les auteurs plaisantaient. Enfin, les temps arrivent où la tentative pourra sans doute être risquée. MM. Meilhac et Halévy auront eu l’honneur d’être les pionniers les plus hardis dans cette voie ; et je ne serais pas étonné, s’ils faisaient jouer un jour la pièce que je demande, celle où la solidité du fond se joindrait à l’exactitude et à la finesse de la facture. Une telle œuvre serait digne de leur grand talent. En finissant, je crois devoir dire pourquoi je mets un tel entêtement à réclamer toute liberté sur la scène. C’est que je songe à la génération d’écrivains qui grandit, cette génération qui fatalement renouvellera notre art dramatique. Or, l’obstacle le plus terrible pour un auteur qui veut écrire des drames ou des comédies, c’est le code que la critique entend lui imposer. Il lui faut accepter la vieille formule et laisser là toute originalité. Aussi ne me lasserai-je jamais, chaque fois qu’un argument se présentera, de prouver qu’on réussit au théâtre par la seule force du talent, sans avoir besoin de se plier à ce joug. Sans doute je ne donnerai du talent à personne Mais, si quelque nouveau venu en a, je le déterminerai peut-être à se lancer dans les tentatives originales. Ce sera ma récompense. J’aurai, à mon sens, fait plus dignement mon devoir de critique, que ceux d’entre mes confrères qui rappellent chaque jour les débutants au respect de je ne sais quelles règles.


III


Le Palais-Royal semble tenir un succès avec la pièce nouvelle de MM. Meilhac et Halévy : le Mari de la débutante. Le public a fait aux quatre actes dont cette pièce se compose un accueil différent : très chaud au premier, enthousiaste au second, chaud au troisième, légèrement froid au quatrième ; et je demande à parler de l’œuvre justement au point de vue de ces façons d’être du public, car il y a là d’utiles observations à faire.

D’abord, je donnerai une courte analyse de chaque acte.

Premier acte. Mina a été élevée par madame Capitaine, une ancienne Rigolette, qui est devenue une épouse sage. Or, madame Capitaine a donné à Mina une double éducation : les solides qualités d’une ménagère et les agréments d’une fille ; si bien que Mina hésite entre deux partis, épouser l’employé Lamberthier, ou se faire entretenir par le vicomte de Champ-d’Azur. Mais le sort décide, elle épouse Lamberthier.

Deuxième acte. On est à la mairie. L’adjoint Montdésir va marier Lamberthier et Mina. Il faut savoir que Montdésir est en même temps directeur d’un théâtre d’opérette. Or, au beau milieu d’un immense succès, son étoile vient de tomber malade, et il est au désespoir, lorsqu’il apprend que Mina a déjà chanté le rôle dans une petite salle. Il l’engage séance tenante, il emmène toute la noce au théâtre.

Troisième acte. Il se passe sur la scène même du théâtre de Montdésir. Toutes sortes de petits épisodes s’y produisent. Le seul fait important est que Lamberthier, casé par le régisseur dans une avant-scène du rez-de-chaussée, se fâche en voyant sa femme paraître devant le public, vêtue d’un costume très décolleté. Il enjambe la rampe, et l’on doit baisser le rideau, au milieu d’un tumulte épouvantable.

Quatrième acte. Un an s’est écoulé. Chez les Lamberthier, les choses ont changé singulièrement. Mina a un succès fou ; les directeurs et les auteurs se la disputent. Quant à la transformation de Lamberthier, elle est plus complète encore : il a hôtel, voiture, secrétaire ; il n’est plus dans le ménage qu’un bon administrateur, tirant le plus d’argent possible du talent de madame. C’est lui qui l’aide à répéter ses rôles, en indiquant les intentions égrillardes ; c’est lui qui accepte ou qui refuse les pièces que les auteurs viennent lire humblement. Cependant, il force Mina à congédier deux amoureux. Mais celle-ci a déjà pris pour amant le secrétaire de son mari. Il lui faut rompre, et la pièce finit brusquement par le départ du ménage pour l’étranger, où la chanteuse est engagée à des prix fabuleux.