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NOS AUTEURS DRAMATIQUES

Halévy, ces auteurs si habiles et d’un esprit si fin, dans un sujet dont le dernier des faiseurs de vaudevilles n’aurait pas voulu ? J’estime que, d’abord, ils ont dû être séduits par le personnage de la Cigale ; ils avaient sous la main mademoiselle Chaumont, et ils trouvaient là un excellent rôle pour cette comédienne si personnelle et si nerveuse.

Mais ce n’est pas tout : je crois que MM. Meilhac et Halévy sont surtout partis, en raisonnant de la façon suivante : « Nous avons deux mondes fort pittoresques, ceux des saltimbanques et des peintres ; il est impossible que nous ne fassions pas les plus heureuses rencontres, en nous abandonnant tout bonnement à notre fantaisie et à nos observations. »

Et ils ont fait la pièce, non pour la pièce, mais pour les scènes. Qu’importait l’ensemble, si chaque épisode était assez puissant en lui-même pour conquérir les spectateurs ! Il s’agissait uniquement de faire vivre les personnages, de tailler dans la vie des tableaux d’un vif relief, de remplacer enfin la mécanique théâtrale par un souffle de réalité aiguisée d’une pointe d’esprit parisien. Remarquez que Musset n’a pas eu d’autre système dramatique ; il poussait simplement les choses à la poésie, tandis que MM. Meilhac et Halévy les poussent à une vérité railleuse.

Regardez de près comment la pièce est construite. Vous y verrez bien vite ce seul souci des tableaux modernes, vivants et légèrement tournés à la charge. C’est tout une poétique nouvelle, soyez-en convaincus. Tandis que la vieille charpente dramatique, telle que les dramaturges et les vaudevillistes de la première moitié du siècle l’ont inventée, craque de toutes parts, les écrivains de tempéraments différents arrivent de plusieurs côtés, en ayant tous conscience que notre théâtre national, pour se renouveler et rouvrir une veine aux chefs-d’œuvre, doit s’adresser à la peinture exacte du monde contemporain.

Étudiez donc de quelle manière MM. Meilhac et Halévy ont su donner à un sujet usé une intensité toute nouvelle. Ils se sont contentés de le placer dans des milieux très parisiens, des milieux d’hier et d’aujourd’hui, que l’on n’avait pas encore mis au théâtre et que le public a été enchanté de trouver là. Dès que la toile se levait, la salle était conquise par les milieux dont je parle, tant il est vrai que la réalité est puissante sur la foule.

Ainsi quel adorable tableau que le premier acte, cette auberge de Barbizon, dont le décor reproduit si exactement les moindres détails ! Les premières répliques des deux peintres Marignan et Michu, l’entrée de la Cigale trouvée évanouie au pied d’un arbre de la forêt, sa longue histoire qu’elle raconte si drôlement, l’arrivée étonnante des trois saltimbanques, Carcassonne Bibi, Filoche, enfin la dernière scène où l’homme d’affaires reconnaît dans la Cigale la noble demoiselle des Allures, toutes ces scènes prennent une vie extraordinaire, parce que, dans leurs exagérations comiques, elles contiennent une somme incroyable de détails vrais et d’observations justes. On sent que les personnages sont copiés sur le vif.

J’aime moins le second tableau. Il se passe chez la tante de mademoiselle des Allures et rentre dans les ficelles ordinaires du métier. Encore de très jolies scènes, par exemple celle où Edgard et sa cousine s’expliquent sur le manque absolu d’amour qu’ils ont l’un pour l’autre, celle où l’on apporte Marignan qui vient de tomber à la rivière, celle où la Cigale et la maîtresse du peintre sont sur le point de se prendre au chignon ; mais tout cela sent un peu l’effort. Et pourtant le milieu est encore une merveille, ce chalet de Bougival bâti au bord de la rivière, cette banlieue de Paris si élégante et si pleine de promiscuités.

Mais c’est surtout le troisième tableau qui a fait mon admiration. Remarquez qu’à la fin du deuxième acte la pièce est absolument finie, si elle a jamais commencé. Il n’y a plus qu’à marier la Cigale et Marignan, opération des plus simples qui ne saurait emplir un acte. On pouvait se demander comment MM. Meilhac et Halévy allaient occuper les planches. Leurs amis tremblaient. Eh bien, ce troisième tableau est le plus amusant. C’est celui qui a décidé du grand succès de l’œuvre.

Les auteurs ont carrément lâché la pièce. Je ne crois pas qu’il y ait d’exemple d’un dénouement traité avec plus de dédain pour la mécanique théâtrale. Marignan épousera la Cigale, mais cela n’importe pas. Ce qui importe, c’est de nous montrer l’intérieur du peintre, c’est de mettre à la scène la jeune école de peinture qui se fait, avec tant de vaillance, une place au soleil. Marignan raffine encore sur les impressionnistes ; il est luministe et intentionniste. Dès lors, vous devinez les plaisanteries, dont quelques-unes sont fort spirituelles. Le décor de l’atelier, avec ses charges des toiles célèbres de MM. Manet, Claude Monet, Degas, Cézanne, Renoir, Sisley, Pissarro, etc., est des plus amusants. Et l’acte tout entier roule sur la nouvelle formule artistique, que les expositions de la rue Le Peletier ont fait connaître à tout Paris.

J’éprouve, je l’avoue, une grande tendresse pour les peintres impressionnistes. Aussi suis-je très reconnaissant à MM. Meilhac et Halévy de les avoir plaisantés pendant tout un acte. Maintenant, voilà la jeune école plus connue encore qu’elle ne l’était : et il ne lui reste qu’à faire œuvre de virilité. Je veux croire qu’au fond MM. Meilhac et Halévy sont pleins d’affection pour ces artistes novateurs, qui cherchent à peu près en peinture ce qu’eux-mêmes cherchent au théâtre, la vie moderne, le côté intense et incisif des choses, les aspects multiples du grand Paris. Même si l’on discute leur façon de réaliser, il faut accorder aux impressionnistes le mérite d’avoir découvert le sens dans lequel notre peinture nationale va opérer un renouvellement. On a beau rire et les nier, ils n’en ont pas moins imprimé à l’art le seul mouvement vraiment artistique qui se soit produit, depuis le mouvement romantique de 1830. Et ce qui le prouve, c’est que nos Salons annuels sont aujourd’hui pleins d’impressionnistes, je veux dire de jeunes gens malins qui copient les impressionnistes en les édulcorant, pour la plus grande jouissance des bourgeois.

Mais je reviens à la Cigale. On répète que MM. Meilhac et Halévy peuvent seuls se permettre une pièce si mal bâtie et si intéressante. Cela revient tout simplement à dire qu’ils ont