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MEILHAC ET HALÉVY


MEILHAC ET HALÉVY


I


MM. Meilhac et Halévy sont des peintres très souples de la vie moderne. Ils ont saisi à merveille les côtés particulière de certains mondes, et leurs comédies sont parfois des tableaux d’une grande vérité, exécutés par des artistes. Je les crois même de beaucoup supérieurs à leurs œuvres. Je veux dire que les nécessités des planches, les cadres imposés par les genres qui réussissent dans tels ou tels théâtres, ont dû le plus souvent les empêcher de rester eux-mêmes jusqu’au bout. Ainsi, dans le Prince, ils ont à coup sûr sacrifié trop à la farce. La pièce pèche plus encore par le genre que par leurs propres défauts.

Une chose remarquable, c’est que, dans toutes leurs comédies, le premier acte est excellent, presque toujours préférable aux autres. Je citerai seulement la Boule, Tricoche et Cacolet, le Prince. La raison en est simple, leur premier acte est un acte d’observation, où ils se contentent de poser les personnages, en les analysant d’une façon exacte. L’effet est alors considérable. Je ne me lasserai pas de répéter que la vérité au théâtre est encore l’élément le plus puissant qu’on puisse employer. Puis, l’action s’affole aussitôt, la fantaisie arrive et détraque tout, les dénouements deviennent impossibles, et la pièce est obligée de tourner court. Le malheur est qu’il faut absolument tailler des rôles extravagants à certains comédiens aimés du public, si l’on veut qu’ils aient leur succès habituel. Selon moi, les auteurs en pâtissent. MM. Meilhac et Halévy surtout, qui sont des hommes de talent, très capables de porter une comédie d’observation pendant cinq actes.

Ce n’est pas que la fantaisie me déplaise. Je la trouve au contraire excellente, dans cette donnée du rire à outrance. Elle arrive comme une flamme, elle a créé certainement tout un comique nouveau. Par exemple, la scène où Escouloubine fait un second gentilhomme campagnard, est un chef-d’œuvre d’invention folle. À cette hauteur du burlesque, l’extravagance devient une véritable poésie. Elle enlève et elle fait penser. Mais je voudrais que l’œuvre entière fût comprise alors dans ce sens, et surtout que l’effet allât en se renforçant. Malheureusement, l’œuvre s’éparpille au lieu de se resserrer. Elle n’aboutit pas â un dénouement qui soit l’épanouissement même de l’idée comique, elle n’est pas l’éclat de rire ménagé et peu à peu grandi que l’on rêve.

Je viens de dire que la fantaisie avait créé, dans notre littérature dramatique, un nouveau comique. Le mot me paraît très juste. Comparez, par exemple, une scène de Molière avec une scène de MM. Meilhac et Halévy. Je prends la première scène de George Dandin. Lubin se heurte au mari, et lui conte, sans le connaître, avec toutes sortes de mystères, que sa femme le trompe. On rit beaucoup, mais d’un rire naturel et franc, car l’aventure a pu arriver, et, si elle paraît drôle, elle ne surprend pas. Au contraire, lorsque Escouloubine, dans le Prince, fait un second gentilhomme campagnard devant madame Cardinet effarée, on éclate d’un accès de rire nerveux, et il semble qu’on vienne de recevoir un coup de bâton sur la nuque. C’est que la situation est impossible ; elle est une pure fantaisie des auteurs, une imagination extraordinaire dont la folie devient communicative. On mourrait de ce rire-là, s’il durait trop longtemps.

Je crois que le chef-d’œuvre de ce comique nerveux n’est pas écrit. Je connais çà et là des scènes stupéfiantes. Mais il n’existe peut-être pas de pièce en trois ou quatre actes, ayant en ce genre la solidité des œuvres qui durent. Il faudrait, je le répète, une gradation savante, une farce dont la folie fût menée puissamment de la première à la dernière scène. Je serais curieux de savoir dans quel état seraient les spectateurs à la sortie.


II


Le succès que MM. Meilhac et Halévy viennent de remporter aux Variétés, avec leur dernière pièce, la Cigale, est un nouvel argument en faveur de la thèse que je soutiens avec obstination : celle de l’absence de tout code dramatique et de l’absolue liberté dont la fantaisie des auteurs jouit au théâtre.

Voici donc la Cigale. Dans cette œuvre, il n’y a pas de pièce, comme on dit en argot théâtral, ou du moins l’intrigue est si connue, si usée, que les auteurs, évidemment, ne se sont pas inquiétés le moins du monde de la charpente. Les critiques, qui connaissent sur le bout du doigt les répertoires de nos plus petits théâtres, citeraient quelques douzaines de vaudevilles auxquels la Cigale ressemble, sans compter les drames et les opéras-comiques. Jamais l’insouciance des deux écrivains n’est allée plus loin à l’égard de l’intrigue, de la carcasse plus ou moins solide d’un ouvrage. C’est de la science dramatique va comme je te pousse.

Il s’agit, dans la pièce, d’une jeune fille volée par des saltimbanques, la Cigale, qui s’enfuit un beau jour pour échapper aux entreprises amoureuses de trois de ses camarades. Elle tombe dans une auberge fréquentée par des peintres, devient subitement amoureuse de l’artiste Marignan, puis, tout d’un coup, retrouve ses riches parents et se transforme en mademoiselle des Allures. Le malheur est que Marignan appartient à une maîtresse qui le trompe, et que, d’autre part, on veut marier mademoiselle des Allures avec son cousin Edgard. Mais tout s’arrange de la façon attendue : Edgard hérite de la maîtresse de Marignan, et celui-ci épouse la Cigale. Et voilà tout. C’est plus que maigre, c’est nul.

Qu’est-ce qui a donc pu tenter MM. Meilhac et