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EUGÈNE LABICHE

Et rien n’est français comme le rire. Le génie national passe par Rabelais, par Molière, La Fontaine et Voltaire. Toute appréciation littéraire étant réservée, c’est déjà un bel éloge que de dire d’un auteur dramatique : « Il sait rire. »

D’ailleurs, il peut y avoir un grand dédain dans le rire. Voir l’homme comme un pantin sans conséquence ; l’étudier curieusement comme on étudierait un insecte grotesque ; lui faire, pour tout exercice, exécuter des sauts périlleux : c’est, en somme, traiter l’humanité d’une façon fort méprisable. On semble croire qu’elle ne mérite pas une analyse plus profonde. On déclare qu’on ne peut la regarder une minute sans pouffer. On ne lui fait pas même l’honneur d’avoir peur d’elle. On la trouve tout au plus bonne pour égayer les petits et les grands enfants. Ce doit être là l’opinion de M. Labiche, qui m’a écrit : « Je n’ai jamais pu prendre l’homme au sérieux. »

Reste la question de tempérament. Tous les analystes prennent difficilement l’homme au sérieux. Seulement, les uns se fâchent, tandis que les autres s’amusent. Et encore il y a deux manières de s’amuser : en bon enfant, comme M. Labiche, ou en esprit amer et cruel, comme les grands satiriques. Le propre de M. Labiche, c’est de pousser l’indifférence jusqu’à ne voir dans les vices que de simples accidents comiques. Ses personnages sont le plus souvent des poupées qu’il fait danser au-dessus des abîmes, pour rire de la grimace qu’elles y font. Il a bien soin, avant tout, d’avertir le public que c’est uniquement pour passer une heure agréable, que la comédie, quoi qu’il arrive, se terminera de la plus heureuse façon du monde.

J’ai souvent constaté que, dans la fantaisie, l’audace pouvait aller très loin au théâtre. Du moment où il est bien convenu entre l’auteur et le public qu’on plaisante, qu’il n’y a rien de vrai dans l’aventure, il est permis de tout montrer et de tout dire. M. Labiche a excellé dans ce tour fantaisiste donné aux réalités les plus déplaisantes. Son comique est fait des vérités cruelles de la vie, regardées sous leur côté caricatural et mises en œuvre par un esprit sans amertume, qui reste volontairement à la surface des choses. Rien n’est plus délicat que ce clavier : une note trop énergique, et le public se fâcherait. Il faut avoir les doigts légers, effleurer à peine les plaies humaines, de manière à ne produire dans la salle qu’un aimable chatouillement. Je ne dis point que M. Labiche, quand il s’est mis à écrire pour le théâtre, ait raisonné tout cela ; il apportait simplement une heureuse personnalité ; il devait être le rire de la bourgeoisie française pendant plus d’un quart de siècle.

Ce n’est pas là un petit honneur : tenir en gaieté deux ou trois générations, être pendant trente ans la joie de la France. Les auteurs comiques de grand talent, comme M. Labiche, finissent par être les représentants d’une gaieté qui a sa place dans l’histoire de nos mœurs. Certainement, on ne rit pas de la même façon à toutes les époques. Le comique de Molière n’est pas celui de Beaumarchais, qui n’est pas non plus celui de Picard. Et la preuve que le comique change à chaque société nouvelle, c’est que celui de M. Labiche commence à vieillir, je le répète. Maintenant, nous avons MM. Meilhac et Halévy. Je reprends le parallèle que j’ai indiqué tout à l’heure.

M. Labiche est plus sain, plus rond ; il tire la drôlerie des effets répétés, des situations poussées jusqu’aux dernières limites du cocasse. MM. Meilhac et Halévy ont le rire nerveux, précieux et raffiné, et ils prennent le public par leur ragoût parisien, finement pimenté, relevé de toutes les épices artistiques et mondaines. Il faut notre fièvre pour les comprendre et les aimer. On me dit, en effet, que leurs pièces, en province, restent des énigmes pour les trois quarts des spectateurs. J’ai revu dernièrement Un Chapeau de paille d'Italie. Cette farce reste immortelle ; mais la salle s’amusait moins qu’autrefois, la pièce paraissait trop simple, trop bonne enfant, sans un de ces tableaux pris sur une réalité un peu vive, comme nous les aimons à cette heure.

Le second volume du Théâtre complet contient les comédies les plus littéraires de M. Labiche. Je parlerai d’abord du Voyage de M. Perrichon, qu’on s’étonne de ne pas voir désormais au répertoire de la Comédie-Française. On connaît le sujet, tiré d’une observation toute philosophique, qu’un La Rochefoucauld misanthrope aurait pu formuler ainsi : « Nous aimons les hommes non pour les services qu’ils nous rendent, mais pour les services que nous leur rendons. » M. Perrichon, pendant un voyage qu’il fait en Suisse, est sauvé par un jeune homme, Armand, et se met à le détester cordialement, tandis qu’il se prend d’une tendresse extraordinaire pour un autre jeune homme, Daniel, qu’il croit avoir tiré d’un grand danger. Et c’est ici qu’éclate la grande habileté de M. Labiche. Ce bourgeois devrait être intolérable de vanité bête ; ajoutez qu’il est poltron, qu’il montre un égoïsme féroce. Eh bien, c’est cette insupportable ganache que M. Labiche nous fait aimer, tant il le peint naïf et brave homme au fond. Toujours cet heureux tempérament qui fait glisser l’auteur comique sur la vilenie humaine pour s’arrêter simplement aux notes légères et drôles dont on sourit.

Ce qui m’a frappé plus encore, au point de vue du métier, ce sont les ressources d’invention dramatique dont M. Labiche a fait preuve dans un tel sujet. La pièce est uniquement basée sur la pensée égoïste que j’ai formulée plus haut ; on comprend quel pauvre parti en aurait tiré un auteur moins rompu que M. Labiche aux exigences scéniques. Il a prolongé les effets par toutes sortes de reprises du même thème, ce qui a fini par emplir les quatre actes. Pour ma part, j’aime surtout le second, où ont lieu les deux accidents en sens inverse, et le troisième, qui développe la situation ; le premier acte, qui se passe dans une gare de chemin de fer, paraît vide aujourd’hui ; quant au dernier, il dénoue la pièce d’une façon par trop commode, grâce à une conversation entre Daniel et Armand, surprise par Perrichon. Mais il faut quand même admirer les souplesses de l’auteur, la science avec laquelle il a su tirer une œuvre intéressante d’un sujet moral qui semblait devoir être si ingrat au théâtre.

Remarquez que nous ne sommes pas là dans une comédie d’intrigue. Nous nous trouvons en pleine analyse humaine. Tout adroit qu’il est, M. Labiche ne cherche jamais les complications