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NOS AUTEURS DRAMATIQUES

changement qui s’opère dans les idées de ce dernier, à ses dépens. C’est une grosse question philosophique dénouée par une plaisanterie.

Maintenant, passons à Edgard et sa Bonne. Ici, nous entrons dans une étude de mœurs, et le cas est un des cas les plus délicats, les plus scabreux qui se présentent dans les familles. Le fils de la maison, Edgard, a eu des tendresses pour Florestine, la femme de chambre de sa mère. Cependant, il va se marier, cette liaison l’assomme et il voudrait bien rompre. Mais Florestine entend être aimée ; aussi apporte-t-elle toutes sortes d’empêchements au mariage. Voilà qui est peu moral. On pourrait remuer avec cela tous les bas-fonds du cabinet de toilette et de la cuisine. Les promiscuités fatales de la vie de famille, les complaisances polissonnes, toute l’ordure tolérée qui prend place au foyer, sont mises là en jeu et d’une façon très crue. Mais ne vous inquiétez point. M. Labiche rira d’un rire si énorme, il sortira de la vie réelle par un tel élan de fantaisie folle, qu’il n’y aura plus rien de blessant dans le sujet. Puisqu’il est entendu que c’est pour rire, que ce n’est pas vrai, pourquoi se fâcherait-on ?

J’arrive à la Fille bien gardée. Cette fois, c’est le comble. Le sujet est tellement répugnant, qu’il a fallu un tour de force pour le mettre à la scène et le faire accepter. La baronne de Flasquemont va en soirée, en laissant sa fille Berthe, âgée de sept ans, à la garde de son chasseur Saint-Germain et de sa femme de chambre Marie. L’enfant dort. Dès que la baronne s’en est allée, Marie et Saint-Germain projettent la partie de passer quelques heures au jardin Mabille, qui est voisin de l’hôtel. Mais voilà Berthe qui s’éveille et qui veut qu’on l’emmène. Et elle part en goguette avec les domestiques, et elle revient à califourchon sur le cou du carabinier Rocambole, pendant que la baronne, rentrée plus tôt qu’on ne l’attendait, est sans cesse sur le point de s’apercevoir de la disparition de l’enfant.

Que pensez-vous de ce spectacle : des domestiques débauchant une enfant de sept ans ? Remarquez que Berthe est très délurée, qu’elle a bu du kirsch à Mabille, qu’elle est allée à la caserne de Rocambole. qu’elle revient grise et que, pour être complète, elle a entendu et retenu une ronde soldatesque, pleine de sous-entendus égrillards. Ne serait-ce pas le cas, pour la critique pudibonde, de s’indigner ? Ô sacrilège. ô pureté de l’enfance ! Un être si innocent dans un pareil ruisseau ! Voyez-vous cette pauvre petite créature de sept ans battre les murs, tremper dans la honte des amours de la domesticité, revenir avec des yeux luisants d’un bal de filles et d’une caserne de carabiniers ! On ne peut donner à l’enfance un soufflet plus cruel, on ne peut montrer plus nettement les vices de l’antichambre, pénétrant dans le salon et la chambre à coucher, et atteignant jusqu’aux petites filles dans leurs berceaux.

Le plus drôle, c’est que cette pièce de la Fille bien gardée a été évidemment faite sur commande pour servir de début à madame Céline Montaland, qui était la petite Daubray de l’époque, vers 1850. Il fallait un rôle pour cette enfant prodige, un rôle où elle pût jouer, sauter, montrer ses petites dents blanches, chanter quelque chose de leste. Et M. Labiche s’était chargé d’écrire le rôle, et il avait fait cette pièce, qui a soulevé de si grands rires, lorsque, avec si peu de chose en moins ou en plus, elle aurait certainement consterné et épouvanté la salle.

Je crois qu’il est inutile d’indiquer le drame effroyable qu’il y a sous cette farce. Rien ne serait plus facile que de se faire siffler, avec un pareil sujet. Insister un peu plus ici, donner davantage de vérité à cette scène, couper les cabrioles dans cette autre scène, et l’on serait certain du résultat. Un observateur plus âpre, un écrivain ayant l’amour des choses vues, scandaliserait dès les premiers mots. M. Labiche s’en mêle, et toutes les monstruosités disparaissent, ou du moins se cachent sous une gaieté si aimable, qu’il n’y a plus lieu de se révolter. Est-ce que cela tire à conséquence ? Tout le monde sait bien, dans la salle, que ce n’est là qu’un jeu ; et si l’on venait à l’oublier, un clignement d’œil de l’auteur, un calembour, une situation cocasse le rappellerait à chacun. La pièce, dans sa fabrication, dans ses pantins, dans son style, porte cet écriteau : « C’est pour rire. » Dès lors, on rit.

Telle est donc, selon moi, la caractéristique du talent de M. Labiche. Il a fait une caricature de la vie, et une des caricatures les plus amusantes et les plus innocentes qu'on puisse voir. De là son grand succès, sa longue faveur auprès du public. Le public ne veut pas qu’on le bouscule, qu’on lui montre la pourriture humaine, sous prétexte de l’égayer. Nous rions encore aux comédies de Molière, parfois du bout des dents, pris de malaise à l’idée des abîmes que nous devinons par-dessous. M. Labiche arrive en brave homme, abordant les sujets humains, mais avec une fantaisie qui entend rire de tout. Quand la vérité est trop triste, il lui fait exécuter une gambade, et cette gambade est irrésistible. Au fond, il ne veut pas savoir s’il y a de la boue et des crimes ; il trouve avant tout qu’il y a du rire. Les hommes deviennent des marionnettes très comiques. En somme, ni moraliste ni philosophe. Un rieur, rien de plus.

C’est le jugement même de M. Émile Augier. Je me suis simplement permis de le développer et de l’appuyer sur des preuves. Il ne faut pas regretter que M. Labiche ait manqué de pédantisme ; le pédantisme est une vilaine chose. Quant à l’amertume, elle fait les grandes œuvres. Entre Molière et M. Labiche, il n’y a qu’un abîme, l’amertume. C’est comme un fleuve qui roule dans les œuvres des grands observateurs. Qui connaît l’homme est amer, et c’est ce goût amer qui est presque toujours comme la saveur même du génie. Jetez la férule, mais gardez le fouet.


II


Mon jugement a été que M. Eugène Labiche était un rieur, rien de plus. J’ai regretté ensuite ce mot. craignant qu’on ne lui donnât pas une acception assez large. Ne rit pas qui veut, au théâtre surtout. Le rire est un des dons les plus heureux et les plus rares qu’on puisse apporter.