celle-ci : « Aujourd’hui encore, courbée sous le
poids des ans et marchant avec peine, ne croyez
pas que son dévouement se ralentisse. » Mais
je crains bien de ne pas ouvrir les yeux à
M. Sardou sur sa déplorable façon d’écrire.
C’est un innocent, en matière de langue. Il ne se
doute pas de ce que nous cherchons, de ce que
nous trouvons parfois. Il n’a le sentiment ni de
la solidité, ni de la couleur, ni de la ligne, dans
la phrase. Sans doute, un rapport sur les prix de
vertu décernés par l’Académie est un sujet
fâcheux ; mais encore doit-on le traiter proprement,
sans faire une si incroyable dépense de
blague parisienne et de lourdeur bourgeoise.
Gavroche ne va pas sans Prudhomme. J’ai écrit
un jour que M. Sardou n’avait pas notre estime
littéraire, ce qui a paru le blesser beaucoup. Je
voulais simplement dire que M. Sardou n’était
pas un écrivain ; et, comme si Daniel Rochat, sa
tentative de grand style, n’avait pas suffi, voilà
qu’il s’acharne, et qu’il vient encore de nous le
prouver, en pleine Académie française.
M. Émile Augier, qui a écrit une préface en tête du Théâtre complet de M. Eugène Labiche, juge cet auteur de la façon suivante : « Dans sa vie aussi bien que dans son théâtre, la gaieté coule de son urne comme un fleuve charriant pêle-mêle la fantaisie la plus cocasse et le bon sens le plus solide, les coq-à-l’âne les plus fous et les observations les plus fines. Pour avoir une réputation de profondeur, il ne lui manque qu’un peu de pédantisme ; et qu’un peu d’amertume pour être un moraliste de haute volée. Il n’a ni fouet ni férule ; s’il montre les dents, c’est en riant ; il ne mord jamais. Il n’a pas ces haines vigoureuses dont parle Alceste ; il écrit, comme Regnard, pour s’amuser et non pour se satisfaire. » Cela est excellemment dit, avec beaucoup de justesse et de vérité. Seulement, cela demande à être un peu développé, pour être mis nettement en pleine lumière.
D’abord, il faut poser que la formule de M. Labiche a déjà vieilli. Il a eu un quart de siècle à lui, ce qui est bien beau et bien long. Pendant vingt-cinq à trente ans, il a été le rire de la France, il a régné sur notre gaieté. Peu d’auteurs ont eu cette gloire. Ce qui prouve que M. Labiche représente déjà le rire d’hier, c’est que nous avons notre rire d’aujourd’hui, que j’incarnerai volontiers dans MM. Meilhac et Halévy. Comparez la Boule ou la Cigale avec Un Chapeau de paille d’Italie, et vous sentirez immédiatement les différences profondes, plus de bonhomie hier et plus de nervosité aujourd’hui, une verve abondante, épanouie, humaine, chez l’aîné, et une invention plus restreinte, aiguisée d’un ragoût parisien, chez les cadets. Il n’y a pas là une simple opposition de tempéraments différents, il y a les façons d’être de deux époques, de deux sociétés.
J’aimerais à pousser davantage un pareil parallèle, car j’y trouverais de nouveaux arguments en faveur de cette évolution continue du théâtre, que je me plais si souvent à constater, pour encourager et défendre les novateurs. Mais cela me jetterait hors de mon sujet, qui est d’étudier le théâtre de M. Labiche.
Cette étude serait longue, si je ne la restraignais. Je citerai d’abord Un Chapeau de paille d’Italie, cette pièce qui est devenue le patron de tant de vaudevilles. Ce jour-là, M. Labiche avait fait mieux que d’écrire une pièce, il avait créé un genre. L’invention était d’un cadre si heureux, si souple pour contenir toutes les drôleries imaginables, que, fatalement, le moule devait rester. Je dirai presque qu’il y avait là une trouvaille de génie, car ne crée pas qui veut un genre. Dans notre vaudeville contemporain, on n’a encore rien imaginé de mieux, d’une fantaisie plus folle ni plus large, d’un rire plus sain ni plus franc. Sans doute, l’observation, la vérité, le style, ne sont pas en question ici. Il faut accepter l’œuvre comme une farce bonne enfant, sans prétention aucune, admirablement coupée pour la scène.
Mais j’ai surtout lu avec un vif intérêt les petits actes qui complètent le premier volume, entre autres le Misanthrope et l’Auvergnat, Edgard et sa Bonne et la Fille bien gardée. Tout le talent de M. Labiche se trouve là ; je veux dire qu’on y voit clairement les conditions de son talent et les raisons de ses succès. C’est toujours la même bonhomie, le même rire facile ; seulement, il n’est plus dans la fantaisie absolue, il effleure la vie, il saute à pieds joints les égouts, il touche du bout des doigts aux plaies les plus vives. C’est un homme aimable qui joue avec le feu, sans se brûler et sans jamais effrayer personne.
Voyez le Misanthrope et l'Auvergnat. Chiffonnet rentier, homme riche, est mordu du besoin de la vérité. Il la veut, il l’exige à tout prix, et il fait avec l’auvergnat Machavoine un marché par lequel il le nourrira et l’hébergera, moyennant quoi Machavoine devra lui dire la vérité toujours et quand même. Une heure plus tard, l’auvergnat l’a tellement agacé et compromis que Chiffonnet donnerait la moitié de sa fortune pour se débarrasser de lui. Voilà le sujet d’une satire bien amère. Confiez ce sujet à un auteur comique anglais du dix-septième siècle, à Ben Jonson, par exemple, et vous verrez sur quelle claie d’infamie il traînera l’humanité. Il n’est pas de vérités abominables que Machavoine ne jettera à la tête des personnages. Avec M. Labiche, l’amertume disparaît, il ne reste qu’un éclat de rire devant les embarras où l’auvergnat met le misanthrope ; et toute la gaieté naît du