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NOS AUTEURS DRAMATIQUES

seul détraque et nécessite une intervention. Ce n’est pas la faute de la science, si notre curiosité va aux monstres. La science, au contraire, détruit le merveilleux, chasse le diable, définit le mal, fait de la lumière et de la justice. Elle peut bégayer encore sur bien des cas ; son effort n’en est pas moins un effort de civilisation. Mais je suis bien bon de défendre la science contre l’esprit parisien.

Voulez-vous résoudre la question de la responsabilité humaine ? Oh ! mon Dieu, c’est très simple. Vous commencez par mettre la chose en scène. Là, côté cour, vous placez le mal, et ici, côté jardin, vous placez le bien. Puis la Justice et l’Académie entrent par le fond ; grande scène ; et, comme baisser de rideau, l’Académie récompense le bien, tandis que la Justice punit le mal. Voilà. On rappelle les acteurs. M. Sardou paraît, et, s’adressant au public : « Félicitons-nous de maintenir la saine tradition des prix de vertu, comme une protestation du bon sens français contre ces doctrines dissolvantes ; et glorifions-nous de ne connaître ici qu’une seule morale : celle qui se borne tout naïvement à chérir le bien, à exécrer le mal. — C’est la vieille méthode et c’est la bonne ! » Tonnerre de bravos.

J’attendais le « bon sens français » et les « doctrines dissolvantes ». Peut-être serez-vous tenté de faire remarquer à M. Sardou qu’il suppose le problème résolu, lorsqu’il dit carrément : « Ceci est le mal, ceci est le bien ». Justement, la question est de déterminer le bien et le mal, pour nous en rendre les maîtres. Mais M. Sardou vous rirait au nez. Comment ! vous n’avez pas compris. Le bien est à droite, le mal est à gauche ; et il vous donnerait une seconde représentation. Ce n’est plus pour lui que de la mécanique dramatique. On dit qu’il est très lettré et qu’il a une belle bibliothèque ; c’est possible. Mais, comme nous ne pouvons le juger que par ses œuvres, il n’en réduit pas moins tout son savoir à de simples jeux de scène. Daniel Rochat est encore un bon exemple de ses vues profondes en philosophie : le temple d’un côté, la chambre à coucher de l’autre. Toujours la mécanique de Scribe.

Je sais bien que cela ne gêne personne et que même beaucoup de monde s’en amuse. Mais il est des heures où l’on a les nerfs exaspérés de cette médiocrité triomphante, de ces gambades au milieu du grand labeur de l’époque. Tant que M. Sardou reste un amuseur, rien de mieux ; il a donné au théâtre d’excellents vaudevilles, d’une observation petite et fausse, mais d’un mouvement endiablé. Le mal est que, dans sa chasse à l’actualité, il lui arrive de s’attaquer à nos problèmes les plus graves. Alors, il les résout en gamin de Paris. La foule s’égaye, et il se croit un penseur. À moins qu’il ne pousse l’esprit jusqu’à se blaguer lui-même. J’en doute pourtant.

Dans son étonnant discours, ce qui m’a stupéfié plus encore, c’est le style. Il faudrait pourtant expliquer un jour au public ce que nous entendons par un écrivain. On parle du style de M. Sardou. Mais bon Dieu ! M. Sardou ne se doute pas même comment on fait une phrase. J’aurais voulu le mettre en face de Flaubert, et les écouter, discutant une page. Ah ! mes amis, voyez-vous l’ahurissement de l’académicien devant les préceptes du grand styliste ! Il en serait sorti avec une de ces migraines dont on parle tant. Admettons encore que M. Sardou écrive mal au théâtre ; peut-être le fait-il exprès, car vous n’ignorez pas que la critique enseigne qu’une pièce doit être écrite en mauvais style. Seulement, le voilà à l’Académie ; il a une occasion de se montrer écrivain correct et puissant. Évidemment, il va la saisir. On peut donc croire, dans son discours, à un effort sérieux. Hélas !

J’ai l’air de m’acharner. Mais, en vérité, on n’étudie pas assez ces morceaux-là. C’est une question d’hygiène littéraire. Une fois pour toutes, on doit montrer que M. Sardou n’est qu’un Prudhomme de la forme, un Prudhomme qui a la danse de Saint-Guy, si vous voulez, mais un Prudhomme employant les locutions vicieuses, les expressions toutes faites, les sottises courantes. Je ne connais pas de langue bâclée dont les phrases traînent plus de scories.

Il me faudrait tout citer, voici quelques exemples. D’abord, cette phrase prodigieuse : « Il est pauvre, et la rupture de sa jambe droite a tout récemment entraîné dans une chute la fracture de son bras droit. » Est-ce joli, et simple et clair ? Puis, des expressions neuves, des trouvailles, comme : « Pas un jour de cette longue vie n’a été perdu pour la charité » ; ou encore : « Nous abordons un ordre de charité qui s’applique moins aux besoins du corps qu’à ceux de l’esprit » ; ou encore : « Partout où il y a douleur, maladie, désespoir, la femme paraît… que dis-je ? elle accourt. » Mon Dieu ! que ce dernier tour est nouveau !

Maintenant, écoutez M. Prudhomme. Il s’agit d’une servante modèle que l’on appelle dans le quartier du nom de ses maîtres : « Ce nom très honorable qu’on lui donne, qu’elle accepte naïvement, elle l’honore encore en le portant. » Et cet autre passage : « En lui donnant le prix Gémond de mille francs, l’Académie n’apprendra rien à personne sur le courage du capitaine Voisard. Mais elle est heureuse d’ajouter à tant de marques d’honneur une distinction qui lui faisait défaut. » N’est-ce pas ? la chute est inattendue. Pourtant, il y a mieux dans le sublime. Ici, M. Prudhomme se lève sur la pointe des pieds, et lâche solennellement en parlant des sourds-muets : « Il serait superflu de signaler ici l’heureux effet de ces conférences sur des âmes vouées à l’isolement, et, qui, séparées des hommes, éprouvent plus que d’autres le besoin de se rapprocher de Dieu. » Fichtre !

Je passe les « courbée sous le poids de l’âge », les « s’il est une profession honorable entre toutes, mais pénible et mal rétribuée, c’est bien celle de ces modestes institutrices de campagne, etc. » Et j’arrive à un dernier exemple. M. Sardou raconte une opération à laquelle il a assisté. « L’opération, dit-il, avait pleinement réussi. Le patient n’avait pas sourcillé. J’oserai tout dire : il n’avait fait que rire et chanter tout le temps. » Comment trouvez-vous ce « j’oserai tout dire » ? Il tombe là si inutilement, si drôlement, qu’il rend la phrase presque inintelligible. Pourquoi diable M. Sardou n’oserait-il pas dire que le patient, endormi par le chloroforme, avait ri et chanté ?

Je le répète, pour bien montrer la médiocrité du discours, il faudrait en annoter chaque phrase, cette enfilade de lieux communs en mauvais style, sans compter les incorrections, comme