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VICTORIEN SARDOU

que les opérettes à succès. Les unes et les autres s’en iront de compagnie, car elles sont des productions correspondantes. Et l’heure a sonné.

Ce qui, m’étonne, c’est que M. Sarcey, esprit très sensé et très pratique, ait donné de l’importance à l’heure du dîner. Il est vrai qu’il n’a pas poussé les choses jusqu’à la gaminerie et qu’il s’est enfermé dans un raisonnement qui semble d’abord avoir une certaine force. Il pose en principe que l’heure du dîner avance régulièrement d’une demi-heure tous les dix ans. L’époque serait donc prochaine où les spectateurs, dînant à huit heures, puis à huit heures et demie, puis à neuf heures, les théâtres ne pourraient plus ouvrir leurs portes que trop tard dans la soirée. Comme expédient, il conseille de remplacer le dîner par un souper, et il fait remarquer que les matinées dramatiques, dont le succès croît de plus en plus, sont un retour aux anciens usages, la comédie avant le repas du soir. Je ne puis entrer dans les considérations secondaires.

Tout cela est ingénieux et offre une matière à articles intéressants, quand les premières représentations manquent. Mais, au fond, qu’importe ? Les choses auront leur cours ; on n’a jamais empêché une société de se faire elle-même, par la force même de la vie, les mœurs qu’elle doit avoir. Si l’heure du dîner avance, si les théâtres sont obligés de revenir à des représentations diurnes, s’ils continuent à ouvrir vers huit heures et si nous acceptons de ne prendre à six heures qu’une collation et de souper après minuit, nous le verrons bien. Pourquoi s’inquiéter d’avance, puisque ce sont là des choses fatales, collectives, en dehors de notre volonté personnelle ? Et, surtout, en quoi cela peut-il porter tort ou profit à la littérature dramatique ? Une littérature est toujours supérieure aux conditions matérielles de son existence.

Vraiment, il est stupéfiant de voir des hommes du talent de M. Sardou et de M. Sarcey ne trouver que cette question de l’heure du dîner pour expliquer la déchéance de notre scène française. Ce que notre littérature dramatique doit redouter, c’est le code rédigé par les faiseurs, c’est la lâcheté des auteurs devant le succès, c’est la convention et la tradition érigées en lois immuables, c’est la pièce si bien désignée par M. Sardou, sans chair, sans vie, toute de mots et d’intrigue ; voilà ce qui menace notre théâtre, et voilà de quel bourbier le mouvement naturaliste le tirera fatalement, lorsqu’il s’étendra du livre à la comédie et au drame. Quand j’écris ces choses, que je répète depuis des années, on hausse les épaules, on prétend que j’insulte nos gloires. Parlez-moi de l’heure du dîner ! Hein ? quelle trouvaille, quelle explication triomphante ! À la bonne heure, au moins, on comprend ! Et ils se congratulent, et ils sont discutés sérieusement, et ils passent pour protéger le théâtre contre mes attaques de fou furieux. J’enrage, à la fin, car c’est trop bête !


VIII


M. Victorien Sardou vient de faire à l’Académie un bien étonnant rapport sur les prix de vertu. Ce morceau m’appartient un peu, car il touche plus au théâtre qu’à l’éloquence. J’imagine que l’auteur, en l’écrivant, devait penser à M. Parade ou à M. Saint-Germain. C’est un long monologue, fait pour la scène, avec les roueries d’usage, qui a produit, paraît-il, un effet énorme sur les spectateurs. À défaut d’un comédien idolâtré de la foule, M. Sardou le lisait ; et l’on sait qu’il lit fort bien, en jouant ses phrases.

Donc, succès complet, rires, applaudissements, acclamations. Et comment pourrait-il en être autrement ? Cela est presque dialogué, cela est coupé de points de suspension, comme une comédie dont l’auteur économise le style. Puis, cela est à la hauteur du public : toutes les rengaines qui traînent dans les petits journaux bien pensants, tous les lieux communs de forme et de fond, toutes les affirmations superficielles qui enchantent les médiocres. Ajoutez l’esprit parisien, ce scepticisme facile blaguant Dieu ou la science, selon l’occasion, cette façon commode de se tirer des questions les plus graves par une pirouette, cette formule toute faite d’un certain rire, plus agaçant à la longue que la bêtise elle-même. Oh ! être bête, bravement bête, quelle santé et quelle largeur, au sortir d’une page de M. Sardou !

Ainsi, voilà la question de la responsabilité humaine. Question terrible et qui fait pâlir les criminalistes depuis des siècles. La justice a commencé par brûler les sorciers. On pendait les épileptiques et les hystériques, en les accusant d’aller au sabbat ; puis, la science est venue, et on a envoyé ces prétendus coupables à l’hôpital. Dès lors, la justice a dû compter avec la science. M. Charles Desmaze a justement publié un très intéressant ouvrage sur la matière : Histoire de la médecine légale en France. Je ne puis m’étendre ; je dis seulement qu’un des résultats les plus nobles de notre évolution scientifique sera de mieux définir l’idée de la responsabilité humaine. Tout le monde sent cela, et le sujet ne prête guère à la plaisanterie.

Eh bien ! voici M. Sardou qui, avec son flair, trouve là dedans un sujet de vaudeville très gai. C’est une grâce de nature, il est né pour rapetisser les idées et pour y mettre du comique. L’esprit parisien fleurit là dans toute sa verve paradoxale. On est sérieux, l’esprit fait une gambade à propos d’une mouche qui vole, et la galerie d’oisifs et de grands enfants éclate de rire. Cela s’appelle égayer la situation. Heureusement que la chose ne tire pas à conséquence. Quand la foule a ri, elle laisse le loustic à ses cabrioles.

Donc, M. Sardou s’en prend à la science et lui dit son fait. « Ce n’est plus le vertueux qui nous préoccupe, c’est le criminel. Une philosophie nouvelle, qui se prétend autorisée par la science à ne plus voir dans l’homme qu’une combinaison de la matière, déclare que sa moralité ne dépend que du parfait équilibre de ses organes ; et, comme cette doctrine a beaucoup de partisans parmi les médecins, il ne faut pas s’étonner si elle ne voit plus dans l’humanité que des malades. » Suivent les plaisanteries connues, ce qu’on a lu partout. Et le pis est que cela n’est pas même d’une observation juste, car de tous temps, même sous l’ancienne scolastique, on s’est plus passionné pour le criminel que pour le vertueux ; phénomène fort naturel, l’accident