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NOS AUTEURS DRAMATIQUES

que pour la scène ; neuf fois sur dix, il se moque de la pièce. D’autre part, il est blasé ; comme on dit, « il ne croit pas que c’est arrivé », il en verra toujours de trop, il comprendra, même s’il manque deux actes. C’est une naïveté que de vouloir le réglementer et que d’espérer le rendre moins turbulent et moins sceptique, en lui donnant une heure ou deux pour digérer. Regardez-le donc, voyez de quels éléments il est composé ; s’il était à jeun, je craindrais qu’il ne se conduisît plus mal encore.

Le piquant, dans tout ceci, c’est que M. Sardou semble croire qu’on ne joue les pièces qu’une fois. Dans sa lettre, il ne se préoccupe absolument que du public des premières représentations, il n’a pas un mot pour les milliers de spectateurs qui vont venir ensuite. Cela est bien d’un auteur dramatique : le public des premières représentations seul compte, parce qu’il juge la pièce, qu’il la tue ou qu’il la lance. Le troupeau qui suit n’importe pas ; il recevra l’impulsion, il sera toujours trop heureux. Pourtant, c’est ce troupeau qui fait les recettes, c’est lui qui est le vrai public, j’ajouterai même qu’en somme c’est pour lui que les pièces sont faites. Voyons donc comment il se conduit, puisque M. Sardou n’a pas jugé à propos d’étudier ce côté de la question, le plus important, le seul important.

Allez dans un théâtre voir jouer une pièce qui a du succès. Vous constatez que tous les spectateurs sont à leur place bien avant le lever du rideau. Ces braves gens mangent à la même heure que les gens de la première représentation ; seulement, ils se sont arrangés, ils ont avancé leur repas ; enfin, ils ont trouvé le moyen d’être exacts. Les jours où l’on va au théâtre, il faut voir l’empressement dans les ménages ! Madame ne veut rien manquer, pas même le lever de rideau. La bonne a dû descendre consulter l’affiche. On est prêt trop tôt, on doit faire un tour sur le trottoir, ou bien on attend une demi-heure dans la salle. Et quelle crainte de ne pas regagner sa place assez tôt, pendant les entr’actes ! Quand la toile se relève, tous sont là, béants, empoignés au point de ne pouvoir respirer. Je vous assure que pas un mot n’est perdu ; le silence est complet, dès la première phrase. Tel est le public de tous les jours, un public convaincu, obéissant, sacrifiant tout au plaisir du théâtre : son repas, sa digestion et le reste.

La vraie question de l’heure du dîner et de l’heure du spectacle est là, pas ailleurs. Puisque le vrai public n’est jamais en retard, puisqu’il trouve le moyen de dîner et d’être exact, puisqu’il ne se plaint pas et qu’il enrichit à millions les auteurs qui l’amusent, pourquoi diable M. Sardou jette-t-il son cri d’alarme, pourquoi donne-t-il une importance si exagérée à la digestion plus ou moins commode du petit monde des premières représentations ?

Il fait tout un drame de cette digestion. On dirait, à le lire, qu’une épidémie a moins dépeuplé Paris, par exemple, que la Famille Benoîton et Rabagas. Il dresse une statistique des maladies qu’enfante cette digestion laborieuse, dans une salle surchauffée : convulsions, suffocation, névralgie, céphalalgie, apoplexie, paralysie, etc. Que n’a-t-il gardé cette amusante tirade pour la mettre dans une de ses pièces ? On aurait souri. C’est là du bon comique de vaudeville, ayant l’exagération nécessaire. Dans une étude sérieuse, on ne saurait s’arrêter une seconde à de pareils arguments.

Mais le morceau capital de la lettre, c’est le passage où M. Sardou aborde ce qu’il appelle la question d’art. Je ne crois pas qu’on se soit jamais moqué plus agréablement du monde. Savez-vous pourquoi on ne refait plus le Cid, Andromaque et le Misanthrope, de nos jours ? Tout simplement parce qu’on dîne trop tard, qu’on va au théâtre avant d’avoir digéré et qu’on n’est pas encore capable de goûter les beautés littéraires d’une œuvre. Voilà de la critique de derrière les fagots.

Écoutez ceci : « D’où naît enfin ce refus de l’attention sérieuse, ce besoin maladif d’une action rapide, fiévreuse, qui aille vite au fait brutal, le squelette de la pièce, en supprimant la substance, la chair, le sang, la vie, c’est-à-dire le développement des idées, des sentiments, des caractères ? » Et M. Sardou répond que cela vient de la mauvaise digestion des spectateurs, qu’on a bousculés pendant leur dîner. Ah ! monsieur, êtes-vous sûr de n’être pas vous-même aussi coupable que cette mauvaise digestion ? Relisez votre répertoire. Vous travaillez depuis quinze ans à supprimer le sang et la chair des pièces. Scribe avait commencé, et vous outrez sa manière. Je sais bien que vous n’agissez point par méchanceté. Vous voulez le succès quand même, voilà votre crime. C’est en flattant les goûts du public qu’on abaisse une littérature. Au lendemain de la Haine, il fallait vous entêter. Vraiment, c’est trop commode de nous insinuer que vous écrivez des œuvres légères et superficielles, parce que vous ne voulez pas déranger la digestion de vos contemporains.

Je regrette de ne pouvoir suivre M. Sardou dans son examen du Misanthrope. Il y a encore là un passage impayable. Il faut ne pas avoir dîné pour supporter le premier acte du Misanthrope ; si l’on a dîné, cet acte paraît inutile et trop long. Je n’insiste pas. Enfin, selon M. Sardou, le grand succès de l’opérette est aussi une question de digestion ; il paraît que l’opérette aide à digérer, comme le thé et la chartreuse.

M. Sardou est-il de bonne foi dans sa lettre ? Je le crains. C’est un esprit de surface qui se lance d’une gambade dans les questions sérieuses, puis qui s’y remue avec la logique d’un clown. Certes, il ne manque pas d’esprit ; il est toujours vif et amusant ; mais il n’a aucune solidité, aucune vue large, aucun ensemble d’idées. Ajoutez que le théâtre l’a gâté, qu’il voit tout maintenant sous un angle conventionnel. Sa lettre est caractéristique. Elle suffirait à le juger, elle éclaire ses œuvres dramatiques.

M’entendra-t-il, si je lui dis que, dans l’évolution actuelle de notre art dramatique, l’heure du dîner n’est absolument pour rien ? Ce sont d’autres raisons, des raisons historiques et sociales, qui ont donné Scribe et M. Sardou lui-même pour descendants à Molière. Cela est triste, je n’en disconviens pas ; mais cela changera, sans qu’on ait besoin de se mettre à table ni plus tôt ni plus tard. Quant à l’opérette, elle a été la sœur de la Famille Benoîton, et M. Sardou est mal venu de l’attaquer. Ses pièces ont eu, sous l’empire, les mêmes qualités digestives