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NOS AUTEURS DRAMATIQUES

interrogés, m’ont affirmé que jamais de pareils faits n’avaient pu se produire. Dans les Danicheff déjà, on avait accommodé la Russie à une étrange sauce française ; mais, dans les Exilés, fantaisie dépasse toute mesure.

En somme, la pièce est une erreur de M. Sardou. Si l’on n’avait pas fait tant de bruit autour de la collaboration de cet auteur dramatique, je crois que le public se serait montré plus accommodant. Le soir de la première représentation, on s’étonnait dans les couloirs qu’un homme de l’habileté de M. Sardou se fût passionné pour un sujet si décousu et d’une violence si peu originale. Sans doute il avait compté sur la toute-puissance de la mise en scène. Les amis de M. Sardou, pour le défendre, prétendent que la pièce aurait réussi, si l’on n’avait pas dû couper au dernier moment les traîneaux qui traversaient la scène, attelés de rennes et de chiens. Vraiment, c’est bien peu estimer la littérature de l’auteur de Dora, que d’attribuer à des bêtes le plus ou le moins de succès d’une de ses pièces.


VI


Fernande, que l’on vient de reprendre, m’a paru vieillie, et elle ne date pourtant que de sept ans. L’intrigue, empruntée, comme on le sait, à une nouvelle de Diderot, cette femme du monde abandonnée par un amant, et qui se venge de cet amant en lui faisant épouser une fille perdue, est restée intéressante et puissante. Mais ce qui a vieilli, ce sont les détails, toutes les précautions scéniques dont l’auteur a cru devoir entourer le sujet, pour le rendre possible et touchant au théâtre.

C’est un charmeur que M. Sardou. Quand il fait jouer une pièce, on est séduit par son habileté, par la science qu’il a des planches. Seulement, il ne faut pas laisser au charme le temps de se refroidir. Ses pièces sont de celles qui ont trois cents représentations à la file, mais qui meurent tout entières de ce long succès. Et la raison est qu’il manque absolument de vérité et de profondeur. Il achète son charme au prix des qualités solides. Entre ses mains, le sujet le plus dangereux devient aimable. Il escamote les difficultés, il tourne les péripéties, il évite les chocs et vous conduit au dénouement par des sentiers commodes. Le malheur est, quand il escamote si bien les difficultés, qu’il escamote en même temps les passions vraies, les analyses profondes, tout ce qui fait les fortes œuvres. Il ne laisse rien qu’un amusant babillage, qu’un cliquetis de personnages étourdissants, que la « charge » d’une pièce originale.

J’ai entendu signaler, comme une erreur capitale de sa part, d’avoir changé de cadre la nouvelle de Diderot, en la transportant du dix-huitième siècle dans le dix-neuvième. Il est certain que les façons d’être des sentiments et des passions se transforment. Ainsi rien ne devient plus invraisemblable que la scène du second acte, si habilement menée d’ailleurs, dans laquelle Clotilde tend un piège à André, lui dit qu’elle ne l’aime plus et l’amène à lui faire confesser sa trahison. Il y a là une légèreté dans l’amour, qui nous paraît monstrueuse aujourd’hui ; nous sommes plus graves et plus tragiques. Or, comme c’est là le nœud même du drame, il arrive que le drame tout entier prend un côté faux et pénible. Mais ce n’est encore qu’une faute d’optique, et je suis beaucoup plus blessé, pour ma part, du caractère d’aplatissement général que M. Sardou a donné au sujet.

Le premier acte est fort mouvementé. Autrefois, il faisait beaucoup rire. Aujourd’hui, il paraît plus bruyant que vivant. M. Sardou est trop habile pour être amer. Aussi, quand il descend dans les bas-fonds du monde parisien, emporte-t-il des lunettes gaies, qui lui font voir les vices en rose. À chaque instant, dans le tripot de la Sénéchal, l’homme redevenu honnête, Pomerol, dit : « Quelle ordure ! quelle laideur ! » Et cela paraît suffisant à M. Sardou. Quant à l’ordure et à la laideur, elles restent dans la coulisse. Des femmes d’une vertu suspecte arrivent, rient, dînent et jouent. Si on ne nous prévenait pas, nous pourrions les prendre pour des pensionnaires émancipées. Pendant tout l’acte, la grande ombre de Balzac me bouchait toute la scène, je revoyais la pension Vauquer, cette terrible eau-forte si profondément creusée par la main du génie.

Je sais ce qu’on peut répondre. Le théâtre n’a pas la liberté du roman ; il faut y adoucir certains tableaux, pour les y faire accepter. Eh bien, dans ce cas, c’est le théâtre qui a tort ; il devient un genre inférieur. Si certains tableaux y sont impossibles, il vaut mieux renoncer à les y mettre, car il est désolant de mentir. Vous rappelez-vous la maman Vauquer, cette grosse femme, formidable de saleté et de mauvaises petites passions ? Allez au Gymnase et voyez la Sénéchal. M. Sardou n’a rien trouvé de plus gentil que de faire de la Sénéchal une vieille Madeleine repentante, qui pleure ses fautes et aspire à l’honnêteté. Est-ce une romance, et quel soufflet à la vérité commune !

Nous touchons ici au procédé de M. Sardou, que j’ai indiqué plus haut. M. Sardou ne recule pas devant les sujets audacieux, car il sait que ces sujets sont bons pour fouetter la curiosité publique. Seulement, il sait aussi que l’enseigne suffit et qu’il serait même dangereux, après avoir annoncé de l’audace, d’en mettre véritablement dans une pièce. Alors, il dispose son jeu d’échecs. On peut croire à une mêlée générale, les questions les plus ardues se posent, les situations sont poussées juste au point où le scabreux commence. Mais les dames peuvent être tranquilles. Tout s’arrange, tout se dénoue, c’était une simple plaisanterie de la part de M. Sardou. Histoire d’égayer le monde, pas davantage.

La fille perdue que Clotilde fait épouser à André, est si peu perdue, que cela ne vaut pas la peine d’en parler. Puis, que de circonstances atténuantes ! Elle n’a cédé qu’à un seul homme, et presque dans un viol, tandis que sa mère, jetée en prison, ne pouvait la surveiller. Cette Fernande a d’ailleurs toutes les vertus, bonne, douce, pieuse, si pleine de remords qu’elle veut se tuer. En un mot, un honnête homme n’hésiterait pas à l’épouser, s’il l’aimait. Je sais que Diderot voulait aussi que sa fille perdue fût sympathique. Mais celle-là, au moins, était perdue et bien perdue. Elle restait simplement la jeunesse et l’amour. Quand le marquis lui pardonnait, il