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VICTORIEN SARDOU

et jure de se venger. Il commence par impliquer Wladimir et Max dans une conspiration ; puis, quand il les a fait envoyer en Sibérie sans jugement, il s’y rend lui-même en qualité de « réviseur », et continue à les y torturer. Là, les événements se compliquent, Schelm, par un abominable moyen, arrache à Nadège une promesse de mariage. Il l’épouse, mais Wladimir et Max, à la tête d’une bande de révoltés, viennent lui reprendre la jeune fille. Eux-mêmes retombent ensuite en son pouvoir ; il veut les faire fusiller, quand un prince, le prince Pierre, se présente et les délivre. Schelm s’empoisonne, tout finit bien.

La première erreur me parait être d’avoir choisi un coquin pour héros. D’habitude, dans un drame fait selon la bonne recette, le traître doit rester au second plan. Il est nécessaire, pour assurer à la fin le triomphe éclatant de la vertu ; mais il ne faut pas qu’il déborde et s’élargisse au point d’effacer les autres personnages. Schelm tient assurément trop de place. Le Français sympathique, Max de Lussière, et la douce colombe Nadège, sont perdus dans son ombre.

Et quel étrange coquin ! Il y aurait une bien intéressante étude à faire sur la coquinerie au théâtre. Cette coquinerie, telle que le manuel du parfait auteur dramatique l’indique, doit être une coquinerie absolue, toute d’une pièce, sans nuance aucune. Un traître est un traître, et pas autre chose ; il ne saurait avoir rien d’humain en lui. Depuis l’instant où il entre en scène, jusqu’au dénouement où il expie ses forfaits, dans ses triomphes comme dans ses défaites, il garde le même regard louche, il est animé de l’unique passion du crime. C’est Croquemitaine. c’est le fantoche altéré de sang qui fait frissonner les bambins dans leurs lits.

Ce poncif est admis, le public tolère toutes les monstruosités, pourvu que le bonhomme soit en bois. Un frère qui veut tuer son frère ; un amant qui empoisonne toute une famille pour obtenir la main de celle qu’il aime : un homme au pouvoir qui torture une jeune fille pour la forcer à devenir sa femme ; ce sont là des abominations de théâtre, qui s’acceptent par tradition. Le traître n’est qu’un argument et sert uniquement de repoussoir à la vertu. Il faut bien un bourreau pour que la victime sanglote. On a fait du bourreau un mannequin que le public sensible charge de ses imprécations.

Mais si vous vous avisiez de faire un coquin en chair et en os, ah ! les choses changeraient. Dégagez l’homme dans le coquin, ne le raidissez pas comme une figure grossièrement taillée dans du bois, montrez-le à la fois bonhomme et homme terrible, copiez les nuances et les souplesses de la nature, et aussitôt cela deviendra malpropre, on vous demandera dans quel égout vous avez ramassé ce sale personnage et on prendra des pincettes pour toucher à votre pièce. La coquinerie au théâtre n’est pas admise comme une vérité humaine, mais comme une idée abstraite nécessaire au mécanisme dramatique. Dans les féeries, on a encore simplifié cela, il y a le bon génie et le mauvais génie, qui résument dans toutes les histoires humaines la lutte du bien et du mal.

Certes, ce n’est pas parce que Schelm est vrai qu’il a déplu. Les auteurs l’ont, au contraire, taillé sur le patron du coquin abstrait. Jamais on n’a vu un homme entasser plus de gredineries. Les infamies ne semblent rien lui coûter. Non seulement il fait le mal, mais il le fait impudemment, devant tous. Il n’y a pas, dans le personnage, un seul moment de détente. C’est une machine à abominations qui fonctionne régulièrement, d’un bout à l’autre des neuf tableaux. De là, le mauvais accueil du public. La note lui a semblé vraiment trop poussée au noir. Il a failli siffler, au premier plan, le mannequin qu’il aurait applaudi au second.

Imaginez la scène suivante. Nadège et sa belle-sœur Tatiana se sont enfuies pour rejoindre Max et Wladimir dans les bois ; mais elles s’égarent, elles arrivent trop tard, et Tatiana, prise par le froid, s’endort sur la neige d’un sommeil mortel. C’est alors que Schelm, qui les a suivies, se présente avec une escorte. Nadège le supplie de sauver Tatiana. Il y consent, mais à la condition que Nadège lui accordera sa main. Elle refuse avec horreur, il s’obstine et ce marchandage odieux se poursuit d’une façon interminable, auprès de l’agonisante. Enfin Nadège cède. Mais la scène recommence au tableau suivant. Schelm, qui vient d’épouser la jeune fille, veut l’entraîner dans la chambre nuptiale ; il lui fait presque violence et ne la lâche que lorsqu’elle le menace de se frapper d’un couteau. Les deux scènes ont été accueillies par des murmures.

J’ai beaucoup insisté sur l’emploi fâcheux de ce coquin, parce que c’est lui surtout qui a mis le drame en péril. Mais il y a bien d’autres erreurs dans la pièce. Taillée dans un roman d’aventures, elle n’est guère qu’une succession de tableaux. Les premiers tableaux sont les meilleurs ; on peut croire qu’on va assister à une histoire de police, fortement charpentée. Puis, l’action se débande, l’épisode de la conspiration avorte, et l’on galope dans une histoire nouvelle, en pleine Sibérie. Cela rend la pièce longue et confuse. Les tableaux s’en vont à la file les uns des autres, sans que le spectateur puisse s’intéresser fortement à aucun.

Et pourtant les éléments d'intérêt ne manquent pas. On peut même dire qu’ils s’écrasent. Il y a l’arrestation des conspirateurs avec coups de revolver, l’incendie de la maison de bois dans laquelle les révoltés ont laissé Schelm garotté, le combat à coups de fusil de Max et de son domestique contre tout un régiment russe. Comment toutes ces belles et bruyantes choses n’ont-elles pas empoigné le public ? Je suis persuadé que les auteurs et les directeurs devaient s’attendre à un succès énorme, et que leur surprise a été extrême. La vérité est sans doute que cette grande machine manque de centre d’équilibre. Puis, j’en reviens à mon idée de fatalisme : les Exilés ont tiré un mauvais numéro à la loterie du succès.

Il est bien entendu que je mets toute littérature de côté. Je ne m’arrête pas davantage aux invraisemblances, qui sont prodigieuses. On a déjà fait remarquer que les derniers tableaux, qui se suivent à quelques heures de distance et dans le même pays, sont les uns tout blancs de neige, les autres tout dorés de soleil. Rien n’est extraordinaire, d’autre part, comme de voir Schelm épouser Nadège d’un jour à l’autre, sans aucune formalité. Les plus fâcheuses invraisemblances portent aussi sur les tortures endurées en Sibérie par les déportés. Des Russes, que j’ai