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NOS AUTEURS DRAMATIQUES

dramatique. Je le répète, jamais M. Sardou n’a eu une volonté plus arrêtée de faire un chef-d’œuvre, jamais il n’a montré plus de talent, jamais il n’a rêvé de donner un coup d’aile plus large, et jamais il n’est tombé à terre d’une chute plus lourde. C’était fatal. S’il recommence, il tombera encore. Qu’il retourne à ses marionnettes !

Chacun doit rester à sa place. M. Sardou est simplement un amuseur. Il a beaucoup de verve, beaucoup de mouvement, le flair du théâtre et de l’actualité, un esprit de petit journaliste lâché à travers les ridicules contemporains. Mais il ne pense pas, mais il n’écrit pas, mais il est incapable de rien créer de solide et de vivant. Aussi voyez-le, dans Daniel Rochat, se démener par petits sauts nerveux, au milieu des plus graves problèmes du cœur et de l’intelligence. Son athée est un fantoche fait avec des bouts d’articles de journaux ; il met à la queue leu leu les plaisanteries qui sont lasses de traîner dans les feuilles réactionnaires, et il croit incarner la haute figure de la négation moderne, cette négation qui s’appuie sur tout un ensemble de vérités scientifiques. Cela est misérable. On tolère le procédé dans les Pattes de mouche, il blesse dans Daniel Rochat. Lorsqu’il donna Rabagas, il gardait sa verve taquine et brouillonne, il amusait ; tandis qu’aujourd’hui, il ennuie profondément, il exaspère, avec son travail d’écureuil toujours en mouvement, dans la question qu’il a rétrécie pour y tourbillonner.

Le vide, l’ennui, voilà l’impression que laisse la comédie nouvelle. Elle est plate, on y sent un esprit vulgaire qui se guinde pour se hausser à la grandeur. Et cela est d’autant plus sensible que le développement des actes a plus de largeur. Il n’y a, là dedans, pas un cri humain, pas un souffle qui nous emporte au cœur même de la terrible question qui se débat. Tout se traite en conversations interminables. À chaque instant, on voit trois messieurs qui discutent â perte de vue sur le déisme et l’athéisme ; toujours le sujet a besoin d’être posé de nouveau, les conférences sur la matière s’éternisent. Puis, ce sont les trois scènes entre Daniel et Léa qui piétinent sans pouvoir avancer. La lutte tourne au comique : « Viens au temple, — Non, je n’irai pas » ; et ce malheureux temple fait rire. Ajoutez un style abominable, des négligences à côté d’enflures poétiques, une ignorance absolue de l’art d’écrire. Daniel Rochat est, en somme, le plus beau cas d’impuissance que je connaisse.

Je répète que les intentions politiques et religieuses de M. Sardou m’inquiètent peu. Je le trouve même bien timide, s’il a épargné son Daniel, pour ne pas trop heurter nos républicains. Il aurait certainement écrit une pièce plus nette, sinon meilleure, en sacrifiant carrément Daniel à Léa. Encore une preuve que l’habileté n’est pas toujours récompensée. Mais je me plais â croire qu’il n’a pas ménagé la chèvre et le chou pour faire plaisir à tout le monde, concession dont il se repentirait aujourd’hui. Je préfère sa pièce telle qu’elle est, ne concluant pas, montrant la séparation complète et définitive de la femme et de l'homme par l’idée de Dieu. Cela est plus effroyable que M. Sardou lui-même ne paraît le penser, et je ne veux pas savoir qui aura raison de Léa ou de Daniel. Même en ne prenant pas parti, en posant le problème sans le résoudre, la pièce était superbe. Pourquoi diable M. Sardou a-t-il gâté avec son turlututu cet admirable sujet où il n’avait que faire ? Il n’a pas réussi et il ne pouvait réussir à peindre l’amour aux prises avec la foi. Il fallait une autre poigne que la sienne. Comme on l’a dit, ces deux êtres, Léa et Daniel, n’ont pas un acte, pas un élan de véritable passion ; pour les spectateurs, ils ne s’aiment pas, et dès lors on ne s’intéresse plus à leur débat tragique. La difficulté était de faire entendre le grondement de leur amour, sous la révolte de leurs croyances. C’est justement là que l’œuvre a avorté.

Après les Bourgeois de Pont-Arcy, cette peinture si pauvre de la province, je me suis permis de dire que M. Sardou n’avait pas notre estime littéraire, ce qui le fâcha fort. Il nous amuse, il est certainement un des esprits les plus adroits et les plus agités de l’époque, mais il ne pense pas, mais il n’écrit pas. Un coup de vent suffira pour balayer tout le bruit qu’il a apporté. Eh bien, une fois encore, après Daniel Rochat, M. Sardou n’a pas notre estime littéraire, et il ne l’aura jamais.


V


La fortune de certaines pièces est singulière. Voici un drame, les Exilés, qui semblait fait pour le plus grand succès. Il était tiré d’un roman russe du prince Lubomirski, Ratiana, roman bourré d’aventures, que le public a dévoré en feuilletons ; il avait pour père M. Eugène Nus et pour illustre parrain M. Victorien Sardou lui-même ; les directeurs de la Porte-Saint-Martin s’étaient engagés à ne refuser ni les décors, ni les costumes, ni les animaux vivants. Eh bien, malgré tous ces éléments de triomphe, malgré le talent et l’argent dépensés, il est arrivé que les Exilés ont failli tomber le jour de la première représentation.

Quelle leçon pour les hommes du métier, pour les auteurs et les directeurs que l’on prétend infaillibles ! Après une épreuve décisive comme celle des Exilés, tout le monde doit être modeste et déclarer qu’en matière de théâtre les plus habiles ne sont pas plus sûrs d’eux que les plus maladroits. Un de nos auteurs dramatiques de grand talent, qui a eu une centaine de pièces jouées, me disait un jour : « Un succès au théâtre est un bon numéro à la loterie. » Parole profonde et vraie. Ce n’est jamais que le lendemain de la première représentation qu’on trouve de justes raisons pour expliquer le succès ou la chute d’une pièce.

Pourquoi les Exilés n’ont-ils réussi que médiocrement ? Pour beaucoup de causes que je vais tâcher d’indiquer. Chaque drame a son cas personnel, mais le cas de celui-ci est certainement un des plus complexes qu’on puisse rencontrer.

Avant tout, voici en deux mots le sujet, débarrassé des incidents. Un certain Schelm, directeur de la police russe, fils d’un serf affranchi, aime Nadège, la sœur d’un jeune officier, le comte Wladimir Kanine. Mais Nadège est fiancée à un gentilhomme français, Max de Lussière. Schelm, éconduit, écrasé sous le dédain de ces nobles personnages, conçoit une haine farouche