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NOS AUTEURS DRAMATIQUES

mangé cette beauté, on reste en face d’une grimace. Et ce ne sont pas que les pièces reprises qui ont vieilli ; les pièces nouvelles de M. Sardou ont elles-mêmes une odeur de vieux. C’est qu’elles se répètent en se disloquant de plus en plus ; c’est qu’il est obligé d’outrer sa manière, à mesure qu’il sent le public lui échapper.

Les seules œuvres solides sont les œuvres qui s’appuient sur l’homme vrai, sur la nature vraie. Celles-là vivent, qu’elles aient ou qu’elles n’aient pas de succès à leur apparition. Elles se produisent logiquement dans une époque faite pour elles. Elles sont le résultat d’un milieu et d’un tempérament. On reproche aux romanciers de n’être pas des hommes de théâtre, et on leur fait là un grand éloge. Il faut entendre les esprits distingués de Russie et d’Angleterre s’étonner de la médiocrité de notre production dramatique, lorsque le roman chez nous est si haut. « Ce sont deux productions absolument différentes, disent-ils ; jamais on ne croirait qu'un même peuple, à un même moment, puisse avoir deux littératures aussi tranchées. » Et l’on a toutes les peines du monde à leur expliquer pourquoi nos romanciers ont échoué, toutes les fois qu’ils ont voulu aborder le théâtre.

Que le théâtre périsse donc, s’il nous est défendu d’en rompre le cadre conventionnel ! Depuis le dix-septième siècle, il est allé en pâlissant et en s’encanaillant. Les plus grands qui y ont touché, en sont restés presque toujours diminués. Aujourd’hui, il est le refuge des médiocrités habiles, il donne des fortunes, il fait des réputations colossales à des hommes qui ne savent pas mettre sur ses pieds une bonne phrase. Des gens que le roman n’aurait pas nourris, arrivent aux plus hautes situations, en faisant sur les planches bon marché de la langue, du sens commun, de toutes les réalités qui nous entourent. Et l’on dit : « Saluez, ils ont reçu du ciel un don, ils sont hommes de théâtre. » Eh bien ! non, nous ne saluerons pas, car ce don est une plaisanterie, puisqu’il ne saurait faire vivre les œuvres au delà de quelques soirées, puisqu’il n’apporte avec lui aucun mérite de durée ni de qualité. Dans le siècle du roman, le théâtre est condamné, s’il n’emprunte pas au mouvement du siècle un élargissement de sa formule.

Certes, M. Sardou n’est pas le premier venu. Il emploie, comme le racontent ses biographes, les procédés de travail de Balzac et de Flaubert, très curieux du détail, ayant toutes sortes de petits papiers autour de lui, regardant les hommes et les choses avec d’étranges lunettes, il est vrai, qui déforment les objets les plus simples. Même il montre la prétention d’être un observateur à la piste des ridicules et des vices du temps présent. Mais il n’a pas notre estime littéraire.

M. Sardou arrive au mouvement, s’il ne peut atteindre à la vie. Parfois, on rencontre dans ses comédies de jolies scènes, très lestement enlevées. Il est passé maître dans toutes les habiletés du métier, il sait à quatre bravos près ce que rendra une fin d’acte. Certains de ses dénouements sont restés célèbres comme tours d’escamotage agréables. On cite les mots de ses personnages, on lui fait jusqu’à une réputation d’écrivain. Mais il n’a pas notre estime littéraire.

M. Sardou, jeune encore, compte derrière lui une longue suite de succès. La Famille Benoîton a révolutionné Paris, on a prononcé le nom d’Aristophane après Rabagas. À la première représentation des Intimes, des dames ont cassé leurs petits bancs d’enthousiasme. Patrie a été mis à côté du Cid. Il est l’homme événement deux ou trois fois par année. Les journaux du boulevard le tutoient avec tendresse. Des bœufs gras ont porté les noms de ses héros. Mais il n’a pas notre estime littéraire.

M. Sardou est, je crois, officier de la Légion d’honneur. L’Académie, qui avait reçu Scribe, vient de l’accueillir avec des larmes de joie. Le voilà dans une apothéose, aussi haut qu’un auteur dramatique peut monter. Il a tout, la fortune, la gloire, un public gorgé de friandises, une critique idolâtre. Mais il n’a pas notre estime littéraire.


IV


J’ai à parler de Daniel Rochat, la nouvelle comédie en cinq actes que M. Victorien Sardou vient de faire jouer à la Comédie-Française.

Avant tout, je tiens à déclarer que j’entends mettre à l’écart la politique, la philosophie et la religion. Les républicains, avec leur adresse accoutumée en matière littéraire, sont en train de rendre un bien grand service à l’auteur par leur polémique violente. Eh quoi ? à propos de cette pauvre comédie, voilà les pontifes et les tribuns, voilà toute la bande grave de nos hommes d’État passés, présents et futurs, qui se fâchent en criant qu’on insulte la loi et que la République est menacée. C’est cela, apportez un pavé pour écraser une mouche. M. Sardou doit bien rire de cette tactique intelligente qui donne à sa pièce une importance considérable. Maintenant Paris est remué, je ne serais pas surpris que Daniel Rochat, tombé le premier soir sous l’ennui et l’impatience de la salle entière, fût un grand succès de curiosité.

Donc, pas de discussion religieuse, pas de discussion politique surtout. Il m’est parfaitement indifférent que M. Sardou soit spiritualiste ou matérialiste ; ce qui m’importe, c’est de juger s’il pense en esprit supérieur ou en esprit vulgaire, s’il a écrit une œuvre de talent ou une œuvre médiocre. Quelle rage ont donc les partis politiques à se rendre bêtes et ridicules ? Ils ne peuvent s’occuper des lettres sans nous faire hausser les épaules. Ah ! qu’ils sont petits, et comme toutes leurs vaines passions sont emportées par l’éternelle vérité et l'éternelle justice !

L’idée première de M. Sardou a été de mettre aux prises un homme athée et une femme croyante. Avec son flair du théâtre, il a cru que la double question du mariage civil et du mariage religieux pouvait lui fournir un excellent terrain dramatique ; et, dès lors, la situation capitale de son œuvre a dû se formuler ainsi : les époux sont déjà mariés à la mairie, quand la lutte des croyances se déclare entre eux, au moment d’aller à l’église, une lutte de foi et d’amour qui doit emplir l’œuvre. Cela était fort tentant, car la situation est très belle ; seulement, pour arriver à poser cette situation, des difficultés énormes se présentaient. Remarquez