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VICTORIEN SARDOU

de la vérité physique ; et l’on voit Diderot se débattre dans des drames qu’il ne peut rendre scéniques, tandis que Voltaire n’accouche que de tragédies médiocres, après avoir mis toute sa flamme littéraire dans des contes de vingt pages. Nous arrivons ainsi à notre époque, où le mouvement du siècle dernier s’accentue encore. Le théâtre devient de plus en plus un cadre bâtard qui décourage le génie ; le roman ouvre, au contraire, son cadre libre, son cadre universel, aussi large que les connaissances humaines, et appelle à lui tous les créateurs.

Il serait vraiment étrange que les grands écrivains vinssent ainsi par fournées : les auteurs dramatiques à la fois, puis les philosophes, et les critiques, puis les romanciers. Si la formule littéraire était indépendante de l’époque, nous aurions en même temps des grands hommes dans tous les genres. Puisqu’ils naissent ainsi par couches successives, il faut bien admettre que le climat intellectuel du siècle entre pour quelque chose dans les fleurs qu’ils portent.

Nous sommes donc au siècle du roman. C’est un mouvement qui commence à peine, d’ailleurs. Questionnez des gens graves, vivant dans des bibliothèques, ils vous diront, avec une moue méprisante, qu’ils ne lisent jamais de romans. Le roman est resté pour eux une fiction légère, un simple amusement de l’esprit, bon pour les femmes. Ils ne soupçonnent pas le moins du monde quelle largeur on a donnée à ces études, qui embrassent à la fois la nature et l’homme. On les stupéfierait, si on leur démontrait que la critique, l’histoire, la science sont là désormais. Et, fatalement, à mesure que le roman a pris cette ampleur, le théâtre est devenu de plus en plus étroit. Tout ce qui élargissait le premier, l’allure libre, la vie rendue avec son frisson, l’analyse des personnages poussée jusqu’au rendu des plus petits détails, le retour aux sources, l’enquête continuelle, étriquaient par là même le second, qui ne vit chez nous que de conventions et d’à peu près. On peut poser en axiome que le mouvement naturaliste a rendu le théâtre d’autant plus médiocre qu’il apportait au roman une largeur plus grande.

C’est ici que je reviens à M. Sardou. On raconte que M. Sardou prépare ses pièces des mois à l’avance, qu’il fait un dossier pour chaque personnage, qu’il dessine les plans des lieux où son action se passe, qu’il calcule les moindres épisodes avec des soins minutieux. Eh ! bon Dieu ! nous ne faisons pas autre chose, nous autres romanciers. Nous amassons également des notes, nous dressons des actes civils à nos héros, nous ne nous mettons à l’œuvre que lorsque nous nous sentons solidement debout sur le terrain de la réalité. Alors, comment arrive-t-il que M. Sardou aboutisse aux stupéfiants résultats des Bourgeois de Pont-Arcy ? Comment les types observés, les notes prises, les plans établis, peuvent-ils fournir ces caricatures ridicules, cette petite ville en carton, d’une invention si grossière et si peu acceptable ? L’explication est simple : c’est que M. Sardou fait du théâtre.

On se souvient de la détermination fameuse qu’il prit, au lendemain de l’insuccès de la Haine. Il écrivit une lettre d’homme vexé, dans laquelle il déclarait que, puisque le public ne voulait pas de chefs-d’œuvre, il n’en ferait plus. Et il entend tenir son serment. Au théâtre, le succès est tout ; il le faut immédiat, brutal, complet. Un livre peut attendre, une pièce tombe ou réussit. Aussi M. Sardou n’a-t-il qu’un but, lorsqu’il écrit, conquérir le public quand même, s’aplatir devant lui aussi bas qu’il le faudra. Son ambition ne va pas plus loin que les applaudissements.

Dès lors, on commence à comprendre. Rien n’est pénible comme une vérité humaine. M. Sardou égaye les vérités en les disloquant. Il pousse chaque détail à la charge, il met dans un coin des amoureux en pâte tendre, il amuse la salle en escamotant des muscades. Au milieu de ces exercices, les notes qu’il a prises restent sur le carreau, ses plans ne sont plus que d’excellentes réclames, bonnes à publier dans un journal, ses personnages deviennent des marionnettes pour entretenir la belle humeur des enfants, grands et petits. On a émis devant moi la pensée que M. Sardou n’était peut-être pas un bon observateur, qu’il croyait observer et qu’il n’allait pas au delà de la surface des choses. Mon Dieu ! c’est possible, mais M. Sardou serait un observateur très fin, qu’il n’en garderait pas moins pour lui ses observations, s’il voulait rester l’homme de théâtre dont tout le monde se plaît à reconnaître l’adresse.

Un homme de théâtre ! cela dit tout, à notre époque. Un homme de théâtre est un homme qui conçoit les sujets d’une façon particulière, en dehors du vrai ; un homme qui danse sur des pointes d’aiguilles, qui tient et gagne la gageure de faire marcher ses personnages sur la tête ; un homme qui fausse par métier tous les éléments d’analyse auxquels il touche ; un homme enfin qui va contre le courant actuel de la littérature, qui est obligé de se résigner aux culbutes pour vivre des caresses du public.

Pourquoi M. Sardou est-il allé dans cette galère ? C’est sa faute. Il n’y a actuellement que deux situations possibles pour un auteur dramatique : tout sacrifier au succès, dégringoler jusqu’en bas la pente du médiocre et se consoler en ramassant des bravos et des pièces de cent sous ; ou bien vouloir tenter la littérature sur les planches, tâcher de mettre debout des personnages en chair et en os, et risquer alors les plus abominables chutes qu’on puisse rêver. M. Sardou, par tempérament sans doute, a choisi le chemin bordé de fleurs. C’est tant pis pour lui. À mesure qu’il avance, le public lui demande des farces plus grosses. « Allons, plus bas ! plus bas ! agenouille-toi davantage, plus bas encore ! dans le ruisseau ! C’est notre bon plaisir, nous aimons les gens que nous salissons. » Et il ne peut se relever dans l’orgueil de son génie libre et indompté, car c’est lui-même qui s’est mis à genoux le premier, pour montrer ses plus jolis tours.

Oui, il vient une heure où le procédé de ces amuseurs publics s’accentue et craque de toutes parts. On ne voit plus que la carcasse défectueuse, on commence à bâiller. Alors, l'auteur éperdu veut redoubler d’adresse ; mais l’adresse ne suffit plus, tout croule, le vide apparaît. Assistez à la reprise d’une des anciennes pièces de M. Sardou, vous aurez la sensation de ce vide. Dans leur nouveauté, les scènes ont comme une beauté du diable qui plaît ; la rampe a vite