Page:Zola - Théâtre, 1906.djvu/183

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
175
VICTORIEN SARDOU

vince. Et c’est tout, M. Sardou a borné là la série de ses portraits, il a cru avoir incarné sa petite ville entière dans la demi-douzaine de pantins que je viens de nommer.

Ce qui me fâche, c’est que pas une fois la note juste n’est donnée. J’admets parfaitement qu’il faut un certain grossissement au théâtre. Mais encore les rapports entre les figures doivent-ils subsister. Or, rien n’est plus criard que la juxtaposition de ces figures de convention, toutes bâties sur des clichés qui courent les rues. Et comme cela est gros, comme toute cette invention manque d’originalité et de distinction : L’auteur ne recule devant aucun moyen pour prendre son public. C’est de la peinture d’enseigne, à coups de balai. Pas un caractère n’est fouillé, pas un personnage n’est mis dans son vrai jour. Certes, ceux qui connaissent la province resteront ébahis devant une pareille farce.

Remarquez, d’ailleurs, que l’intrigue est demeurée poncive, si les figures ont la prétention d’être nouvelles. Les bourgeois de Pont-Arcy, comme les bourgeois des petites villes de Balzac, se déchirent entre eux. Même M. Sardou aurait bien fait de les appeler les bourgeois d’Arcy tout court, car sa pièce n’est qu’une adaptation du roman dans lequel Balzac a étudié les intrigues compliquées d’une élection en province. La belle madame Trabut, qui veut faire de son mari un député pour aller vivre à Paris, tâche de ruiner la candidature de Fabrice de Saint-André, en liguant contre lui tout une partie de la ville. Vous devinez dés lors les plaisanteries commodes sur les sous-préfets, sur les candidats, sur le centre gauche ; ces plaisanteries sont d’un effet sûr, et M. Sardou n’hésite jamais, quand il est certain d’avoir le gros public pour lui. Il manque absolument de scrupules littéraires.

Le cadre déborde, j’ai donc parlé d’abord du cadre. Mais j’arrive au drame. Le père de Fabrice de Saint-André a eu une liaison, dans les dernières années de sa vie, avec une certaine Marcelle, qu’il a rendue mère, après lui avoir juré qu’il l’épouserait un jour. Cette liaison est ignorée de tous, lorsque Marcelle elle-même vient brusquement la révéler à Fabrice, poussée par le très bon sentiment d’éviter une grande douleur à madame de Saint-André, car celle-ci va tout apprendre, à la suite d’une complication que je me dispense d’expliquer. Le pis est que Fabrice, grâce aux menées de madame Trabut, est surpris avec la jeune femme, et que, pour épargner un chagrin à sa mère, il consent à laisser croire qu’elle est sa propre maîtresse, ce qui rompt son mariage avec Bérengère, une jeune fille qu’il adore.

Dès lors, on comprend le drame. M. Sardou, qui aime à jouer avec son public comme avec une souris, n’a garde de rester en chemin. Quand il croit tenir une situation, il la pousse jusqu’au bout. Pendant deux actes, il retourne donc sur tous les côtés cette situation du fils endossant les gaillardises du père, acceptant la maîtresse d’abord, puis l’enfant, le tout pour ne pas faire de peine à sa maman. D’abord, il a une explication avec sa mère ; ensuite, il a une autre explication avec sa fiancée. L’oncle Brochat est mêlé à toute cette histoire, et sert à la presser comme un citron, jusqu’à ce qu’elle ait rendu tous les effets scéniques imaginables. Grande souffrance de madame de Saint-André qui, devant les refus de Fabrice, révolté à la pensée d’épouser Marcelle, finit par le traiter de malhonnête homme. Grand dévouement de Marcelle qui se prétend indigne et pousse l’abnégation au point de se faire chasser. Enfin, comme disaient nos pères, toutes les herbes de la Saint-Jean.

À la rigueur, je comprends que cette idée ait séduit un homme de théâtre. Nous autres romanciers aurions souri et passé outre. Un fils rompant un mariage, brisant son avenir pour éviter toute tache à la mémoire de son père, quel beau sujet ! Et comme cela est dramatique, le fils accusé par la mère et ne pouvant parler ! Puis, tout le monde est sympathique ; le fils un héros, la mère une sainte femme, la maîtresse elle-même une martyre, une nature élevée, dont l’unique faute a été de croire à la parole d’un homme, et qui est en somme la seule punie. Voilà de quoi toucher les cœurs les plus dure. On ne peut trouver d’intrigue plus tentante.

Le malheur est que tout cela n’existe pas et se bâtit simplement dans la tête de l’auteur. Nous sommes là jusqu’au cou dans une fiction inacceptable. Fabrice n’est pas un héros, il est simplement un imbécile. Je comprends parfaitement qu’on n’aille pas révéler de gaieté de cœur à une veuve que son mari l’a trompée et a laissé quelque part une lingère inconsolable, accompagnée d’un orphelin. Mais il est telles circonstances où, entre deux chagrins, il faut savoir choisir le moindre. Or, il serait beaucoup plus humain de dire tout de suite à madame de Saint-André que son mari ne lui a pas toujours été fidèle, que de la promener si longtemps dans les douleurs que lui cause la prétendue vilenie de son fils. Étrange façon de ménager une veuve, en respectant le mari mort pour déshonorer le fils vivant ! On veut qu’elle ne pleure pas et on la fait sangloter.

N’est-il pas évident que, dans la vie, les choses se passeraient d’une autre façon ? Jamais le fils ne se laisserait acculer de cette manière, jamais il ne permettrait qu’on le traînât si longtemps dans la monstruosité d’une pareille confusion de personnes. Il dirait ou il ferait dire tout de suite la vérité à sa mère. Et ce dénouement était tellement indiqué que M. Sardou a bien été forcé d’y arriver à la fin. L’oncle Brochat finit par s’apercevoir du malentendu où l’on patauge, et avertit charitablement madame de Saint-André. Alors, la pièce qui, depuis trois heures, piétine sur place, au milieu de toutes sortes de choses pénibles, s’arrête tout d’un coup, et de la façon la plus plate. On se regarde, surpris de la commodité de ce dénouement, ne reconnaissant plus son Sardou, si ingénieux d’ordinaire. Eh quoi ! il n’y a pas de tour de passe-passe, cela finit comme cela aurait dû commencer ! Alors, à quoi bon ?

Ce qu’il y a de plus comique dans l’affaire, c’est que madame de Saint-André, après le coup au cœur réglementaire, accueille avec des transports lyriques la révélation de Brochat. Elle embrasse son fils, elle pleure de joie. Vraiment, on a bien tardé pour lui causer ce plaisir. Ce qui est pénible, ce n’est pas la situation elle-même, ce sont les développements que M. Sardou lui a donnés. On peut admettre que Fabrice, surpris avec Marcelle, perdant la tête ne veuille