Page:Zola - Théâtre, 1906.djvu/182

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
174
NOS AUTEURS DRAMATIQUES

sions violentes qu’il y a remuées, il cesse de les utiliser, il charge des comparses de décider de leur sort. Le drame ne s’achève pas, il s’arrête court. Cela est peu noble et peu littéraire. Si Dora et André arrivaient par eux-mêmes à la vérité, la pièce aurait tout de suite une autre largeur.

J’ai dit que Dora s’achevait par un vaudeville. Cette comparaison me frappe et je la développe. Il semble que M. Sardou. dans ses pièces en cinq actes, entende tenir toute la soirée et donner au public un spectacle varié, tel qu’on en voit sur les affiches des théâtres de province. D’abord, il faut débuter par deux actes gais : M. Sardou fait ses deux première actes gais, en dehors de l’action. Ensuite, il faut un morceau de résistance, un drame : M. Sardou noue un drame dans son troisième et son quatrième acte. Enfin, comme je l’ai dit, il faut un vaudeville pour terminer, et M. Sardou s’arrange pour que son cinquième acte, son dénouement, soit un vaudeville. Voilà une affiche bien composée. Il paraît que la coupe est bonne, puisque le plus habile de nos auteurs dramatiques ne s’en écarte jamais.

Cette fois, pourtant, les deux premiers actes gais ont paru un peu longs. Le premier se passe à Nice, dans un hôtel ou défilent les types excentriques de la pièce ; le second se passe à Versailles, dans le salon de la princesse Bariatine, une grande dame russe, qui a la folie douce de la politique, au point de croire qu’elle fait et défait des ministères. Certes, il y a beaucoup de jolis détails. Mais tout cela est facile. Les grandes dames sans le sou, les mères qui traînent dans les villes d’eaux des filles en savates et en robe de soie pour les marier, n’ont plus rien de bien original. Quant aux députés, ils sont vraiment trop aisés à peindre ainsi d’une façon caricaturale. Les types mis à la scène par M. Sardou sont las de traîner dans les petits journaux. Il n’a pas trouvé un seul profil vraiment nouveau, il n’a pas inventé un seul mot profond. Ce sont des silhouettes sans intérêt aucun. À peine sent-on, çà et là, quelques allusions qui font long feu.

Le pis est que ces deux actes sont obscurs. On ne sait où l’auteur vous mène. Tout le début du premier acte a laissé le public très froid. Le troisième acte et le quatrième ont eu au contraire un grand succès. Le cinquième a fait sourire par son ingéniosité. Tel est le bilan exact de la soirée.

J'ai le regret, en terminant, d’avoir à prendre la parole pour un fait personnel. Dans un de mes derniers romans, Son Excellence Eugène Rougon, j'ai, moi aussi, deux grandes dames, la comtesse Balbi et sa fille Clorinde, qui courent les villes de plaisir et le monde de la politique, comme la marquise de Rio-Zarès et sa fille Dora, l’une cherchant à marier l’autre. Ma Clorinde correspond avec un gouvernement étranger. Ma Clorinde épouse un diplomate et se trouve mêlée au même milieu que la Dora de M. Sardou. Enfin, dans le chapitre troisième de mon roman, mes deux étrangères sont posées comme les deux étrangères de M. Sardou, au premier acte, avec des détails d’une grande analogie.

Dieu me garde d’insinuer que M. Sardou a lu mon livre avant d’écrire sa pièce ! Les ressemblances s’arrêtent là, et les deux actions sont complètement différentes. Seulement, comme je puis avoir l’idée de mettre Son Excellence Eugène Rougon au théâtre, et que mon point de départ, mon premier acte, sera identiquement celui de M. Sardou, il faut bien que je prenne mes précautions. Voilà qui est fait.


II


Dans les Bourgeois de Pont-Arcy, la nouvelle pièce en cinq actes que vient de jouer le Vaudeville, M. Victorien Sardou est encore resté fidèle à la formule qui lui a valu tant de succès. Une fois de plus, il a encadré un drame dans les énormes développements donnés à une peinture de mœurs ; et, comme dans ses précédentes comédies, nous avons eu deux actes d’exposition, longuement détaillés, suivis de deux actes d’action, très ingénieusement charpentés, et terminés par un acte de dénouement, bâclé d’une façon quelconque, mais de manière à laisser partir le public avec une impression gaie.

Cette fois, M. Sardou avait choisi pour cadre la peinture d’une petite ville. Les journaux ont eu le soin de nous avertir à l’avance, et avec plan à l’appui, que la petite ville de Pont-Arcy n’était plus la petite ville de Balzac, mais la petite ville contemporaine, que le chemin de fer a mise à trois heures de Paris. De là tout un changement dans les mœurs ; on a construit un quartier neuf, la nouvelle ville, qui lutte avec les deux autres quartiers, la ville haute et la ville basse, la noblesse et le peuple ; d'autre part, les ambitions sont décuplées, la fièvre de Paris s’est emparée des bourgeois et des bourgeoises. C’était tout un tableau nouveau à faire.

Il faut rendre à M. Sardou cette justice, qu’il a un flair merveilleux pour mettre en circulation, au théâtre, la petite monnaie des trésors que nos romanciers entassent dans leurs livres. Nos romanciers ont peint cette petite ville moderne, comme ils avaient peint le monde politique interlope de Dora. Seulement, qui s’avisait de s’en apercevoir ? Est-ce qu’on lit les livres ? Et voilà que M. Sardou arrive, débarrassant l’étude du romancier de tout le côté profond et sérieux, remplaçant les observations exactes par des caricatures et des plaisanteries à la taille du public ; aussitôt on crie à la découverte, à l’invention, à l’audace. Cela fait sourire.

Vous allez voir qu’avant quinze jours d’ici, il sera bien et dûment établi que M. Sardou est le peintre par excellence de la province nouvelle, de cette province qui tend à devenir la banlieue de Paris. On criera même à la vérité des types. La vérité des types, bon Dieu ! Il n’en est pas un, dans la pièce, qui ne soit une charge démesurée ; la mairesse Trabut et son amie, l’élégante Zoé, qui se feraient siffler à Pontoise pour leurs toilettes extravagantes, qu’une cocotte ne se permettrait pas à Mabille ; madame Cotteret, une épave parisienne, une ancienne rigoleuse du Prado tournée à la dévotion, qui donne la note du rigorisme, avec une outrance également excessive ; Léchart, un papetier religieux, un gredin hypocrite, dont le profil a traîné partout ; Amaury, un beau, le coq de Pont-Arcy, beaucoup trop beau, ne sentant plus du tout la pro-