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VICTORIEN SARDOU

plus tôt, et, quelques années plus tard, on ne l’aurait pas comprise.

D’abord, le cadre. L’auteur a dû se dire qu’il y avait un milieu curieux à peindre, celui du demi-monde étranger, les comtesses de hasard, les grandes dames venues on ne sait d’où, les aventurières que Paris accueille du moment où elles sont belles et où elles paraissent riches. Puis, cela ne suffisant pas, il a pris le coin de ce demi-monde qui avoisine le monde parlementaire, de façon qu’il a élargi son milieu en le prolongeant dans les coulisses de la politique. Là est la trouvaille qui a dû le décider. Il a conçu le rôle d’une espionne travaillant pour le compte d’un ministre autrichien. Même il a inventé tout un bataillon d’espionnes, opérant sous les ordres d’un baron de comédie. Des espions, n’était-ce pas un coup de maître ? Notre idée fixe, en France, est que nous sommes espionnés ; des légendes ont couru ; le sujet allait tomber dans un terrain admirablement préparé.

Certes, je ne puis m’arrêter à discuter l’importance que M. Sardou donne à ses espionnes. Cela m’a paru bien puéril. Que des femmes bavardent, que des femmes écoutent, provoquent même des confidences et les répètent, la chose est vraisemblable. Mais que les Etats aient ainsi à leurs ordres des gredines qui agissent presque officiellement, en bandes, sous le commandement d’un monsieur quelconque, c’est ce qui me semble fort douteux. En tous cas, les choses ne se passeraient pas d’une façon aussi commode et aussi prudente que le croit M. Sardou.

Pourtant, j’accepte l’espionne. Voilà M. Sardou avec ce grand rôle sur les bras, une femme étrangère, d’une beauté admirable, venant à Paris confesser les personnages politiques. La pièce tout de suite menace de tourner au drame. En tous cas, l’espionne devra être une figure étrange, accusée avec relief et laissant deviner des profondeurs. On comprend qu’un auteur soit tenté. Mais M. Sardou, qui connaît son public, tourne autour de cette figure avec inquiétude. À quoi bon faire grand, cela ne réussit pas. Il préfère mille fois faire ingénieux. Et, tout d’un coup, il a trouvé ; il lui suffit de faire de son espionne une fausse espionne. Il y a deux cents représentations là dedans.

Nous voici à l’action, maintenant. Imaginez un jeune diplomate, André, qui tombe amoureux d’une jeune Espagnole, rencontrée avec sa mère, à Nice. Les deux femmes ont des allures bizarres qui les font prendre pour des aventurières. Le triomphe, au fond, est d’en faire des personnages parfaitement honnêtes. André épouse Dora, la fille de la marquise de Rio-Zarès. Mais, le jour de son mariage, il croit découvrir qu’il s’est marié avec une espionne, dont les délations ont fait jeter en prison un de ses amis. En outre, un papier important lui a été volé dans son secrétaire, et tout accuse sa femme. Naturellement, au cinquième acte, l’innocence de Dora est proclamée. Elle était simplement la victime de la comtesse Zicka, une véritable espionne celle-là, qui avait volé le papier et fait emprisonner le jeune homme, en ourdissant sa trame de façon à se venger de Dora et d’André, qu’elle adorait.

Voilà du théâtre, au moins, parlez-moi de ça ! Il n’y a plus de grande figure, la fausse espionne est une pensionnaire égarée parmi des loups, la véritable espionne est un traître de mélodrame. Mais comme c’est travaillé, comme c’est machiné ! Je connais des tours de cartes qui sont moins amusants. D’abord, il faut que la comtesse tende ses pièges, et le petit jeu est très agréable. Pour le vol du papier surtout, on voit un trousseau de clefs qui se promène de main en main, de façon à récréer la société. Puis, il faut que la comtesse soit prise dans ses propres pièges, et ici le petit jeu recommence en sens inverse. Que peut-on demander de plus ? n’est-ce pas une distraction suffisante pour un public qui digère ?

Je recommande surtout le dernier acte. André et Dora ont rompu, tout est fini entre eux. Un ami, un député, Favrolle, qui mène la pièce, est chargé de confondre le vice et de récompenser l’innocence. Et il confond la comtesse, d’une façon énormément subtile. André lui a laissé l’adresse de son notaire sur une feuille de papier, que Favrolle a mise dans un buvard. La comtesse, restée seule, veut lire ce papier ; elle le tient quelques secondes dans sa main gantée. Or, Favrolle a justement senti les gants de la comtesse, et, quand il reprend le papier, il retrouve la même odeur, la feuille s’étant imprégnée de cette odeur. C’est charmant, n’est-ce pas ? Et ce qui est plus stupéfiant encore, c’est la prompte intuition du député, qui reconstruit le drame entier en quelques phrases. Enfin, pour aller de plus fort en plus fort, il joue une comédie à la comtesse ; il lui fait tout avouer, grâce à une feuille de papier blanc, qu’il lui donne comme un dossier de police sur son passé.

Je n’entends pas nier les quelques scènes à effet que cette donnée à fournies à M. Sardou. Quand il a échafaudé une pièce sur toutes sortes de pointes d’aiguille, il obtient le plus souvent des situations intéressantes. L’horrible lutte de ce mari qui croit, le jour même de ses noces, avoir épousé une créature indigne, est dramatique. Je signalerai surtout la scène du troisième acte, où Teckli, le jeune homme que la comtesse a fait emprisonner, accuse nettement Dora, en face d’André, dont il ignore le mariage. Favrolle est présent. L’écrasement d’André, son besoin de savoir la vérité, les réticences de Teckli, l’intervention de Favrolle, tout cela est merveilleusement conduit. On est là dans un combat poignant et vrai. J’aime beaucoup moins la grande scène d’explications entre André et Dora, au quatrième acte. Elle est fausse. Il n’y aurait qu’un mot à dire pour que tout s’expliquât, et ni l’un ni l’autre ne dit ce mot. Dora ne reste pas dans son rôle, en refusant de parler et en faisant de la dignité. Tous deux ne peuvent avoir qu’un désir, chercher la vérité ensemble, la chercher jusqu’à ce qu’ils la trouvent.

Mais la pièce était finie, et nous y perdions le joli dénouement du cinquième acte, les gants, la feuille de papier et le reste. M. Sardou, à la chute du rideau, au quatrième acte, semble dire au public : « Maintenant, le drame est terminé, nous allons passer à un vaudeville, pour finir gaiement. » Et il rentre dans la coulisse ses personnages sérieux, il fait avancer les pantins. Au lieu de dénouer son action par André et Dora, les seuls intéressés dans l’affaire, ceux dont le cœur est encore tout vibrant des pas-