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NOS AUTEURS DRAMATIQUES

lui, ni de son caractère ni de sa situation. C’est encore une action mauvaise.

Entre M. Dumas et moi, un mot doit suffire. Il s’est laissé tromper, tout ce qu’il avance est faux, je l’affirme. Mon continuel étonnement, c’est qu’il soit si difficile de lire et de comprendre ce qu’un homme a écrit. S’il n’y avait aucun document, si j’étais mort depuis cinq cents ans, je comprendrais ces erreurs matérielles, ces affirmations hasardées. Mais tout ce que j’ai publié est là, quelques heures suffisent pour en prendre une idée exacte. Quel étrange phénomène se produit-il donc ? Comment arrive-t-on à me prêter des opinions de pure fantaisie, à me faire dire juste le contraire de ce que j’ai dit réellement ? Ce qui me tranquillise, c’est que je compte réunir tous ces articles épars, et que je finirai par avoir raison, lorsqu’on se décidera à les consulter. On me prépare là un facile triomphe, que je n’ai pas cherché. Le jour où un esprit juste, étonné de cet assaut furieux de tous contre un seul, voudra se reporter aux éléments de la querelle, il sera bien surpris de voir que cet homme a été un simple travailleur cherchant le vrai, niant les écoles, affirmant la seule individualité, étudiant l’époque en historien, faisant sa propre tâche avec le sentiment de son impuissance et la continuelle peur de n’être pas digne du bruit maladroit qu’on déchaîne autour de lui.

Et, en concluant, je reviens à ce ton de mélancolie qui perce dans la préface de M. Dumas. Au bout du chemin, devant son œuvre, il semble se désespérer de ne pas la laisser plus grande. Alors, comme je l’ai dit, il préfère douter de la vérité que de lui-même. Où il n’a pu passer, il prétend barrer le chemin. Seulement, il ne faut pas que la jeunesse l’écoute. Entendez-vous, vous tous qui travaillez, qui luttez, qui rêvez de triompher, ce n’est pas M. Dumas qui vous parle, ce n’est plus que son ombre. Écoutez-le, quand il vous parle de son expérience, écoutez-le encore quand il vous recommande d’appuyer votre force sur de la prudence. Mais, quand il vous affirme en bloc l’éternité de toutes les conventions, quand il prétend la vérité impossible, quand il présente le public comme un élément immuable, ne l’écoutez plus, car il vous induit en erreur, il vous enlève tout votre courage, il vous jette dans la fabrication, dans la routine, dans le succès quand même.

Voulez-vous savoir ce que vous dit par ma bouche l’auteur de la Dame aux Camélias, du Demi-Monde, de Monsieur Alphonse ? Voici ce qu’il dit : « Vous êtes jeunes, rêvez donc de conquérir le monde. Exagérez votre audace, songez qu’il vous faut dépasser vos aînés pour laisser à votre tour de grandes œuvres. Le métier vous glacera assez vite. Chaque conquête sur la convention est marquée par une gloire, personne n’est grand s’il n’apporte dans ses mains saignantes une vérité. Le champ est immense, infini. Toutes les générations peuvent y moissonner. J’ai terminé ma tâche, mais la vôtre commence. Continuez-moi, allez plus avant, faites plus de clarté. Je vous cède la place par une loi fatale, je crois à la marche de l’humanité vers toutes les certitudes scientifiques. Et c’est pourquoi je vous crie de reprendre mon combat, d’être braves, ne de pas avoir peur des conventions que j’ai entamées et qui céderont devant vous, dussiez-vous, un jour, par des œuvres plus vraies, faire pâlir les miennes. »

Tel est le seul langage que M. Dumas peut tenir à la jeunesse.



VICTORIEN SARDOU


I


J’entends faire à M. Victorien Sardou le reproche de ne point se modifier, de recommencer éternellement la même pièce, taillée sur le même patron. Pourquoi se modifierait-il ? Il a une formule qui lui a réussi ; il est trop ami du succès pour changer cette formule, tant que le public ne s’en lassera pas. Que demain le public exige autre chose, et l’on peut être certain qu’il abandonnera la coupe qui lui sert depuis ses débuts. Une seule fois, il a eu l’ambition d’écrire un chef-d’œuvre, la Haine. Mais une fois n’est pas coutume, et comme les spectateurs lui ont nettement signifié qu’ils ne voulaient pas de chefs-d’œuvre, il a pris solennellement, dans une lettre rendue publique, l’engagement de ne plus en faire. Et il tiendra parole, j’en suis convaincu.

Vraiment, nous sommes bien venus de discuter les pièces de M. Sardou ! Il hausse les épaules de pitié. Nous lui reprochons trop d’ingéniosité, nous nous plaignons des pantins qu’il nous montre, des ficelles trop grosses qu’il attache à chaque situation. Et il sourit, il étale sa popularité, il cite les deux ou trois cents représentations de chacune de ses œuvres. Est-ce qu’un homme auquel le théâtre a payé un château peut avoir tort ? Puis, je jurerais qu’il est très fier de son adresse, il doit discuter ses tours d’escamotage avec la conviction d’un homme passionné. Imaginez un marchand de jouets qui aurait un bébé parlant à vendre. Ses personnages disent « papa » et « maman », et il entend nous prouver que ce sont des personnages naturels.

Dora, la pièce en cinq actes que vient de représenter le Vaudeville, est une de celles où il est le plus facile de surprendre les procédés de M. Sardou. Il y a toujours deux parties très distinctes dans une œuvre de cet auteur dramatique, ce que j’appellerai le cadre et ce que j’appellerai l’action. M. Sardou cherche le cadre dans l’actualité ; il a le flair du moment précis où il faut employer telle ou telle matière. Ainsi, Dora n’aurait pu être jouée quelques années