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ALEXANDRE DUMAS FILS

mots de Molière ; ce n’est pas pour aller prendre ceux de Shakespeare et de Ben Jonson. L’auteur qui mettrait son audace à vouloir du coup faire avaler à notre public le catéchisme poissard, serait un simple imbécile. Donc, pas de gros mots, personne n’en a jamais demandé. Ce n’est pas que je les condamne au point de vue absolu. On paraît ne pas connaître notre littérature. Tout le quinzième siècle, tout le seizième siècle ne se gênaient guère, et le dix-septième siècle non plus. Ce serait une curieuse étude à faire que de relever chez nos grands écrivains les audaces de langage. Il y a, dans Corneille, un mot terrible que j’ai risqué dernièrement et qui a fait scandale. Mais on ignore cela, on parait croire que j’ai inventé la note brutale. Puisque l’occasion se présente, me sera-t-il permis de dire que je n’ai jamais risqué un de ces mots abominables, qu’après l’avoir pesé pendant des mois dans ma conscience d’écrivain et de moraliste ; il était venu sous ma plume comme une nécessité atroce, et si je le laissais, c’était comme un fer rouge dans une plaie, avec le cri de terreur et de souffrance qu’il arrachait.

Voilà pour le livre. M. Dumas a raison de dire que cette exécution d’un vice par son nom même n’est pas possible aujourd’hui au théâtre. Seulement, pourquoi me prête-t-il l’opinion contraire, lorsque rien ne l’y autorise ? J’ai dit souvent que la langue au théâtre me semble devoir être l’expression même des personnages. Ainsi, j’ai combattu M. Dumas, avec trop de sévérité sans doute, pour l’esprit qu’il prête indifféremment aux hommes, aux femmes, aux enfants ; c’est toujours lui qui parle, et cela a le tort immense de tuer l’individualité de ses créations, d’en faire de continuelles reproductions d’un même type. Selon moi, sa madame Guichard est une de ses rares figures vivantes, justement parce qu’il l’a voulue vraie jusque dans ses paroles. Ma conviction est donc que chaque personnage mis à la scène doit avoir son expression propre, comme il a son allure ; sans quoi on n’obtient que des figures effacées, des arguments montés sur des jambes, des pièces d’échecs manœuvrant sous la poussée des doigts. Mais, dans tout cela, il n’y a pas la moindre nécessité du mot cru.

Alors, à quoi bon la préface de M. Dumas ? Il se bat contre les moulins à vent, il est de mon avis, sans vouloir en être. Selon lui, je demande la vérité absolue, la reproduction exacte de la nature. Où a-t-il encore trouvé ça ? Il sait aussi bien que moi ce que je voudrais dire, si l’expression m’emportait et si je me donnais ce programme. Notre création humaine n’est jamais que relative, je l’ai dit vingt fois. Seulement, il y a des degrés, dans notre effort vers la vérité ; je veux le plus grand effort possible, voilà tout, en acceptant forcément les imperfections du métier et les impuissances de l’ouvrier. Je répète que M. Dumas, qui est un penseur, m’entend parfaitement. Il a passé par où je passe, il connaît ce terrain, cet amour de tout voir et de tout dire. Quant aux raisonnements qu’on peut faire sur notre infirmité, ils sont, hélas ! faits par tous les écrivains, et ce n’est pas une noble besogne que de vouloir y briser les hommes de courage.

Je me suis montré souvent bien dur pour M. Dumas. Mais j’ai la conscience de ne l’avoir jamais attaqué que lorsqu’il s’écartait par trop du vrai. Il a été un des ouvriers les plus puissants du naturalisme contemporain. Puis, il s’est déclaré en lui une sorte d’accès philosophique, qui a empoisonné et détraqué ses œuvres. C’est alors que j’ai regretté de le voir s’échapper du terrain scientifique, où était son triomphe. Justement, quelle étrange comédie que cette Étrangère, faite de pièces et de morceaux, avec un duc de Septmonts si net et si vrai, avec cette miss Clarkson, le rêve, la folie, la vierge du mal des mélodrames d’autrefois ! M. Dumas nous dira-t-il que ce sont les nécessités scéniques, la convention et les préjugés, qui lui ont imposé cette figure banale et baroque ? Non, mille fois non ! Il a mis la baronne d’Ange au théâtre, il pouvait ne pas y mettre cette Clarkson. S’il l’y a mise, c’est qu’à un certain moment son cerveau d’écrivain a été embrumé d’une vapeur philosophique, mystique, socialiste et religieuse. Eh bien, c’est cela que j’ai combattu en lui et que je combattrai encore, parce que je trouve cela mauvais et douloureux, dans un esprit aussi large. Il s’est diminué chaque fois qu’il est sorti du naturalisme. Ce qui restera de lui, ce sera uniquement la somme de vérité qu’il a conquise sur la convention.

Avant de finir, je tiens à citer les lignes suivantes : « Il faut être d’une outrecuidance niaise, voisine de l’hémiplégie ou du delirium tremens pour s’imaginer qu’on fait des révolutions en littérature et qu’on est un chef d’école. On peut avoir autour de soi quelques besogneux, quelques naïfs et quelques malins qui vous disent ces choses-là par nécessité, par ignorance ou pour se donner le spectacle de la sottise d’un homme célèbre, mais il ne faut pas les croire. » Voilà qui va être bien désagréable à Victor Hugo.

Maintenant, on a prétendu que ces lignes s’adressaient à moi. J’en doute encore, car le ton de la préface, aux autres passages, est des plus courtois. M. Dumas connaît-il la force des légendes ? A-t-il étudié combien une idée toute faite, répandue dans le public, a de la peine à en être arrachée, pour être remplacée par l’idée vraie ? C’est une étude curieuse à faire, et qui devrait le tenter, lui qui aime à observer les foules. Eh bien, je lui propose mon cas.

Il doit me comprendre. Je parle à une haute personnalité littéraire, qui a dû voir se former beaucoup de légendes autour d’elle. Que ferait-il, à ma place, s’il n’était pas le moins du monde orgueilleux et qu’on l’accusât de l’être ; s’il n’avait pas la prétention d’apporter une formule nouvelle et qu’on lui en imposât une ; s’il vivait en brave homme, trouvant tout chef d’école imbécile, et qu’on voulût à toutes forces faire de lui un chef d’école ? Je m’adresse à sa franchise. Dois-je mettre à nu les quelques amitiés qui m’entourent, montrer que chacun pense à sa façon dans ce petit monde, répéter une fois encore qu’il n’y a ni école ni chef ? Dois-je plutôt attendre que la vérité se fasse ? Évidemment, c’est encore là le meilleur parti. Mais M. Dumas comprendra-t-il au moins, si je me tais, la révolte que peut soulever en moi l’aide inconsidérée qu’il apporte à l’erreur, en acceptant sur ma personne, sans documents, sans contrôle, toutes les niaiseries et toutes les calomnies qui courent les journaux ? Cela n’est pas digne de