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NOS AUTEURS DRAMATIQUES

rester froid. Il n’a rien du savant simplement soucieux du mécanisme de la vie, n’allant pas au delà de son analyse, se gardant de conclure. Lui, est tranchant, bref, tout d’une pièce, sans respect pour le fait, quand le fait le gêne ; et il s’exalte dans le paradoxe, il part d’une vérité pour entasser toutes les erreurs imaginables. Comment veut-on qu’un tempérament pareil se cloître dans une étude patiente ?

Je suis avec M. Sarcey, tout en ne pensant pas comme lui. Ce n’est point « une larme » que je réclame, mais un respect plus grand de la vérité. Et remarquez que ce respect suffirait ici pour détendre cette pièce, où le parti pris de l’écrivain est trop visible, et dont chaque scène grince avec un bruit de charnière mal graissée. On se sent en face d’une mécanique destinée à vous broyer. La mécanique n’est pas mal fabriquée ; elle vous prend la main, puis le bras, puis tout le corps. Mais ce n’est toujours qu’une mécanique. L’auteur a beau faire, il n’y a pas là de la chair et des os, il n’y a que du cuivre et du fer.

Ah ! si M. Dumas se doutait de la force toute puissante de la bonhomie ! Son grand malheur est qu’il n’est pas bonhomme. Il n’a ni gaieté, ni souplesse, ni laisser-aller. Il paraît croire que la vie est un théorème que l’on formule par A plus B. Il se raidit, invente des mots, tâche d’enfermer l’homme et la femme dans les deux membres d’une équation. Et c’est pourquoi l’homme et la femme lui échapperont sans cesse, parce que rien n’est plus souple, plus bonhomme que la vie.

Par exemple, voici Une visite de noces. Voyez comment un auteur dramatique de grand talent a pu fausser un fait vrai, jusqu’à le rendre absolument inacceptable.

Qu’est-ce qui se passe dans l’existence de tous les jours ? Un homme se marie, il a une femme charmante, un enfant, toutes les joies du foyer domestique. Or, cet homme se trouve un beau matin en face d’une ancienne maîtresse. Il la méprise, il croit savoir qu’elle glisse de plus en plus sur la pente du libertinage. Et pourtant voilà ses sens qui s’allument, les souvenirs des anciennes voluptés s’éveillent, l’infamie de cette femme ajoute à la réconciliation un piment de plus. Au fond de l’homme, il y a la bête qui va par goût à l’ordure des autres. C’est là une observation cruelle, mais juste.

Dès lors, que va-t-il arriver ? Je reste toujours dans la réalité. Ou l’homme reviendra pour une heure à son ancienne maîtresse, ce qui est le cas le plus fréquent ; ou, repris de passion, il s’exaltera et fuira avec elle. Ce n’est là qu’une question de tempérament. Dans le second cas, on sera sévère pour lui. on plaindra la femme et l’enfant ; mais, dans le premier cas, on se contentera de sourire. Mon Dieu ! si les maris donnaient seulement un petit souvenir aux anciennes maîtresses, les ménages n’iraient pas encore trop mal !

Je ne juge pas en moraliste, je suis un simple observateur, et je répète que les choses, dans la vie, s’arrangent le plus souvent d’une façon commode. Combien de maris qui retournent à leurs vieilles amours et qui sont de parfaits honnêtes gens ! Les traiter d’infâmes est bien gros. Tout cela est relatif ; entre un mari qui a des ressouvenirs sensuels, tout en adorant sa femme, et un mari rigoriste qui tue sa femme par la voie cloîtrée qu’il lui impose, la morale ne saurait hésiter. Il faut s’être très mal conduit pour avoir la sévérité de M. Dumas, une sévérité en quelque sorte algébrique qui procède par formules.

Maintenant, il est très vrai que M. de Cygneroi est un gredin ; mais M. de Cygneroi est une marionnette à M. Dumas, pas davantage. Il est pis que scélérat, il est grotesque. Où avez-vous vu un monsieur qui lâche si brutalement sa femme, pendant une visite ? L’invraisemblance saute aux yeux. M. de Cygneroi, à moins d’être frappé de folie, doit rentrer chez lui avec sa femme, prétexter un voyage ou autre chose, retrouver le lendemain madame de Morancé. Et, d’ailleurs, cette fuite subite est peu acceptable. On fuit au bout d’une semaine, d’un mois, lorsqu’on souffre des obstacles du ménage ; mais là, tout d’un coup, au débotté, sans crier gare, sans aucun travail de la passion, lâcher sa femme et son enfant, c’est ce qui surprend par trop, c’est ce qui plonge M. de Cygneroi dans l’odieux jus- qu’au cou. Vraiment, il est facile d’obtenir un misérable, en lui prêtant des procédés pareils.

Ce n’est pas tout. M. de Cygneroi n’est encore que brutal, il va devenir comique. Voilà un homme que la passion transporte jusqu’à lui faire rompre la vie conjugale d’une minute à une autre. Évidemment, le bouleversement est complet en lui. Ce n’est pas un simple caprice, la fantaisie sensuelle d’une heure. Et un coup de baguette va suffire pour le ramener. Dès qu’il apprendra que madame de Morancé n’est pas une fille, il reviendra aussi brusquement à sa femme qu’il s’est éloigné d’elle, et l’auteur en sera quitte pour lui faire dire :

— Si c’est pour vivre avec une honnête femme, je n’ai pas besoin de madame de Morancé : j’ai la mienne.

Qui ne voit que c’est là une simple phrase de théâtre ? Est-ce qu’on dit jamais de ces phrases là ? Un homme repris à la gorge par la passion, ne s’en débarrasse pas si aisément. Dès lors, M. de Cygneroi est un pantin.

J’ai dit le mot, il est un pantin à M. Dumas. On suit continuellement, derrière lui, M. Dumas qui lui fait remuer les bras et les jambes. Ce n’est plus un personnage vivant, mais un argument présenté dans le jour qui convient. Et j’en dirai autant des autres personnages de la pièce. Où a-t-on jamais rencontré une femme qui se prête, comme madame de Morancé, à une comédie abominable, dans l’étrange but de se guérir de la passion ? Je ne parle pas de Lebonnard, cet ami des femmes, que M. Dumas affectionne et qui est d’une convention si agaçante.

Le dialogue est aussi bien étrange. Dans la longue scène entre M. de Cygneroi et Lebonnard, une scène de quinze pages, toute la première partie est insupportable d’argumentation et d’esprit alambiqué. Mais le modèle du genre est dans la scène entre madame de Morancé et M. de Cygneroi. Il y a là des tirades bien typiques. Par exemple, à la fin d’une longue réplique, madame de Morancé s’écrie : « Cœur humain ! corps humain ! mystère ! » Et, quand on a tourné la page, on voit qu’elle ajoute : « La nature humaine a ses évolutions successives, et Dieu a eu la prévoyante bonté, voulant nous amener jusqu’à la mort sans trop de fatigue