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NOS AUTEURS DRAMATIQUES

bien la froideur de Sternay et son enthousiasme sont outrés, criards de ton, presque comiques. Il y a là un coup de baguette qui frise le grotesque, une apothéose du bâtard par trop arrangée et bruyante. On sent l’artifice de l’auteur, la volonté violente d’arriver à l’effet préparé, à n’importe quel prix. La vraisemblance, la mesure, l’unité des caractères, tout est violé brutalement, tout est sacrifié aux besoins scéniques. Il faut que Jacques triomphe, il triomphera, dût M. Dumas l’asseoir sur les ruines du bon Sens et de la vérité.

Voilà le théâtre de M. Dumas. Lui-même ne se cache pas, je crois, de professer la théorie que la première loi d’un auteur dramatique est d’empoigner la salle, par n’importe quels moyens.

Il faut que, pendant trois heures, le public vous appartienne. Ne le laissez pas respirer, surtout ne le laissez pas réfléchir. Imposez-lui votre logique, cette fameuse logique qui part d’un point acceptable, et qui ensuite va où vous voulez la conduire, si vous avez la main habile et forte. C’est encore plus de la mécanique que de la logique. Et si vous obligez le public à vous suivre jusqu’au bout, même lorsque vous le menez dans la fantaisie et le paradoxe, eh bien ! votre victoire est complète. Vous n’avez pas à vous inquiéter des réflexions que les spectateurs feront, quand ils seront rentrés chez eux. Ils vous ont applaudi, cela doit vous suffire. Vous êtes un dompteur.

Tout le répertoire de M. Dumas en est là. Ses premières représentations ont toujours été très bruyantes, très acclamées. Il est passé maître dans le métier du théâtre ; il a de l’énergie, du brillant, de l’adresse plus que personne, un art de présenter hardiment et vivement les scènes, d’enlever les effets, qui lui donne une puissance irrésistible sur le public. Mais, dès que la toile est tombée et que le public rentre en possession de lui-même, toute cette magie s’en va, les objections se pressent en foule, on est presque irrité de s’être laissé prendre à ces vérités fausses qui ne sont que les théories équivoques d’un homme. À la lecture, le moraliste et le législateur vous font hausser les épaules. Il ne reste que des œuvres d’une construction curieuse, d’un effort continu, où l’on trouve çà et là, au milieu des conventions acceptées du métier, quelques belles scènes largement conduites.

Quant à la thèse contenue dans le Fils naturel, elle est singulièrement plaidée. Sans doute, M. Dumas a voulu tendre à ce que les pères reconnussent leurs enfants. Mais il a pris un drôle de chemin, car nous voudrions tous être Jacques, ce beau jeune homme auquel un viveur poitrinaire laisse un demi-million, qui plus tard se fait adorer par une charmante fille, qui sauve l’Europe, auquel un marquis veut donner son marquisat, qui voit à ses pieds toute une famille suppliante, réclamant l’honneur d’être reconnue par lui, pendant que, dédaigneux, il porte sa tête dans les étoiles. Voilà un roman qui doit faire rêver tous les jeunes gens. Les ambitieux, dans les mansardes, se diront : « Ah ! si j’étais fils naturel ! »

Je me suis souvenu des Fourchambault, à propos justement de cette apothéose des bâtards. M. Émile Augier y a mis à coup sûr beaucoup plus de discrétion. Il est plus humain et plus équilibré que M. Dumas ; tandis que M. Dumas a plus d’éclat et plus de force.

Au demeurant, c’est nous autres, les naturalistes, qui sommes les seuls moralistes, parce que nous sommes les seuls respectueux de la vérité. En ne voulant rien prouver, nous ne falsifions rien, nous n’imposons à personne les erreurs de notre jugement. Notre unique besogne est de mettre le dossier humain sous les yeux de tous ; voyez, jugez et décidez. Que voulez-vous que les législateurs fassent de ce roman d’un fils naturel imaginé par M. Dumas ? Cela se passe dans un monde qui n’existe pas, au milieu de complications extraordinaires. D’ailleurs pourquoi interviendraient-ils, puisque M. Dumas récompense les fils naturels et les place à sa droite, comme s’il était le bon Dieu ? Le jour où l’on étudiera le bâtard tel qu’il se trouve réellement dans notre société, ce jour-là seulement on aura fait une œuvre de science et de vérité, que pourront consulter utilement les législateurs.


VI


Le Gymnase a repris la Dame aux Camélias. Rien à dire sur la pièce, qui est entrée dans cette célébrité où l’on ne discute plus les œuvres. Certaines parties ont vieilli, et il faut bien constater que la salle est restée glacée jusqu’à l’explosion de colère et de passion du quatrième acte. C’est justement cette passion et cette colère qui sont demeurées jeunes et qui font aujourd’hui le succès de la pièce. De tout le bagage dramatique de M. Dumas fils, la Dame aux Camélias est certainement l’œuvre la plus vivante, je veux dire celle qui a le plus de chances de vivre. Lorsqu’il l’a écrite, il n’était pas encore enfoncé dans toute sorte de théories philosophiques stupéfiantes, il ne se croyait pas appelé à régénérer l’humanité en général et la femme en particulier. Il peignait simplement la vie, et la vie seule fait les œuvres solides.

Le talent est simple, voilà l’axiome. Nous tous qui sommes affamés d’immortalité, nous nous donnons une peine effroyable pour trouver des accents nouveaux, des coins d’étude où personne n’ait pénétré. Et, en fin de compte, quand nous avons tout fouillé et tout remué, ce qui reste de notre amas de documents humains, ce n’est souvent qu’une page bien simple, bien vraie, écrite presque au courant de la plume, sans aucune recherche. L’exemple de Manon Lescaut devrait nous faire réfléchir, surtout nous autres qui raffinons aujourd’hui sur notre analyse et sur notre style, avec des nervosités maladives.

M. Dumas fils, comme tous les écrivains d’ailleurs, a exagéré, de plus en plus, la note personnelle qu’il apportait. Dans la Dame aux Camélias, on peut déjà apercevoir les germes des thèses qu’il a soutenues plus tard. Mais alors, il était jeune, il obéissait surtout à la poussée de son sang et de ses nerfs. De là l’accent profondément humain de certaines scènes, les meilleures, celles qui soutiennent encore l’œuvre. J’ignore si les scènes en question suffiront pour assurer à la pièce une longue existence. Elles font toujours beaucoup d’effet, mais elles m’ont paru bien peu littéraires, d’une forme lâchée qui résistera dif-