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ALEXANDRE DUMAS FILS

ne pouvons avoir d’autre besogne, nous autres observateurs des faits humains, que de faire un travail parallèle, de nous en tenir à l’analyse exacte de l'homme. Connaissons d’abord l’homme réel, apportons le plus possible de documents humains ; ensuite, si les législateurs sont sages, ils aviseront.

Telle est ma foi littéraire. Toutes les grandes œuvres posent les thèses sociales, mais ne les discutent ni ne les résolvent. Voyez les comédies de Molière. Il peint la vérité, il vous remue profondément par le tableau de ce qui est ; à vous de réfléchir et d’agir. Dès qu’un écrivain veut faire le législateur, il s’amoindrit forcément, parce qu’il entre dans la discussion, avec les façons de voir de son époque, ses préjugés d’éducation, ses erreurs d’argumentation, et qu’alors il écrit pour un âge au lieu d’écrire pour les siècles. En outre, il fait une besogne parfaitement inutile.

Tout le cas littéraire de M. Dumas fils est là. Voici une pièce, le Fils naturel, qui a été jouée il y a une quinzaine d’années, je crois. Elle a la prétention de plaider la cause des enfants naturels. Or, je suis bien persuadé qu’elle n’a pas fait reconnaître un enfant de plus. Elle se battait contre des moulins à vent, et la bataille ne devait forcément avoir aucun résultat pratique. Mais une chose plus grave que son inutilité, c’est la fausseté où elle s’agite. Au lieu d’apporter des documents vrais, dont on pourrait peut-être faire usage un jour, elle ne fournit qu’une série de raisonnements paradoxaux d’un emploi impossible. Tout cela s’est échafaudé dans le cerveau de M. Dumas ; c’est une pure construction de fantaisie, qui est trop particulière, trop en dehors de la vie quotidienne, pour que les législateurs puissent s’y arrêter. Il arrive que M. Dumas, en voulant se faire lui-même législateur, non seulement ne trouve aucune solution pratique, mais encore gâte les matériaux, au point que les hommes spéciaux n’en peuvent plus rien tirer de bon. Une enquête mal faite ne sert qu’à embrouiller les questions.

Nous allons toucher du doigt le procédé de M. Dumas. Comme toujours, il a pris pour base un fait vrai. D’Alembert, arrivé au comble de sa gloire, refusa de se laisser reconnaître par sa mère, madame de Tencin, qui l’avait abandonné et qui songeait seulement à lui, le jour où elle pouvait se faire honneur d’un tel fils. Certes, il y avait là une situation tentante pour un auteur dramatique. Cela réunissait toutes les conditions, l’imprévu, le triomphe de la victime, la punition du coupable, l’originalité du dénouement. Nous verrons tout à l’heure ce que cela pouvait valoir comme argument, dans la question du fils naturel.

Voilà donc un fait historique qu’il faut admettre. M. Dumas part de cette histoire. Mais, dès qu’il y ajoute du sien, il nous transporte du coup dans une fable qui devient tout de suite inacceptable. D’abord, il a transformé la mère égoïste en un père sans cœur ; la mère eût révolté au théâtre, il valait mieux la garder pour en faire une figure sympathique, le bon ange de son fils abandonné, la victime résignée et dévouée. Jusque-là, rien de mieux. Clara Vignot, qui a élevé son fils Jacques en honnête homme, pendant que Sternay les renie tous les deux, est encore parfaitement acceptable. Le malheur est que les nécessités scéniques s’en mêlent ensuite et que nous entrons dans le plus romanesque des romans.

Sternay s’est marié. Il est, en outre, le tuteur d’une nièce à lui, Hermine, dont les parents sont morts. La mère de Sternay, la marquise d’Orgebac, est une personne sévère, entichée de sa noblesse. Ajoutez un frère de la marquise, homme charmant, le marquis d’Orgebac, et vous aurez toute la famille. Naturellement, Jacques, devenu grand, va tomber amoureux d’Hermine, et le drame se nouera sur cet amour. Mais que d’invraisemblances, bon Dieu ! La première est d’imaginer que Jacques ne connaît pas le secret de sa naissance. Il porte le nom de M. de Boisceny et croit que ce nom est le sien. Cela est radicalement impossible ; un garçon de son âge a dû voir vingt fois son extrait de naissance. Seulement, si M. Dumas était resté dans la vérité, il perdait la scène pathétique où Jacques apprend brusquement qu’il est un bâtard et a une poignante explication avec sa mère. D’autre part, l’auteur voulait un jeune homme loyal, généreux, fier, allant droit devant lui, se sachant riche de vingt-cinq mille francs de rente et demandant hautement la main d’Hermine. Dans le théâtre comme le comprend M. Dumas, ce n’est pas la vérité qui fait les scènes, ce sont les scènes qui plient la vérité.

Une autre invention plus choquante encore est la source romanesque de la fortune de Clara Vignot, des vingt-cinq mille francs qu’elle donne à son fils. Un viveur exténué, qui était son propriétaire au moment où Sternay l’a abandonnée, lui a légué tout ce qu’il possédait, parce qu’elle l’a soigné avec un dévouement de sœur, lorsqu’il est mort de la poitrine. C’est là une romance sentimentale qui fait sourire. Quel étrange monde : des hommes de plaisir qui, à leur lit de mort, dédommagent des filles mères ! Seulement, cela fournit encore une scène à grand effet, quand Jacques, apprenant, la vérité, interroge sa mère sur cet argent qu’il possède et croit un instant qu’elle s’est vendue. Mais Clara est innocente, son fils se jette dans ses bras, attendrissements et larmes, tableau !

Enfin, ce qui m’irrite le plus est peut-être encore le dénouement. Jacques et son père ont une entrevue ensemble, où ils ne font que de la logique, comme le dit M. Dumas. Sternay est une machine parfaite, raisonnant très bien, sans une détente. La conclusion est que Jacques ne peut épouser Hermine, qui a pourtant juré qu’elle l’épouserait. Mais les choses changent. Jacques, qui a vingt-cinq ans, devient secrétaire d’un ministre, va remplir une mission en Orient et sauve l’Europe. D’un autre côté, le marquis d’Orgebac veut le reconnaître pour son fils et lui donner son marquisat, que Sternay ambitionne. Alors, la sévère marquise est aux petits soins pour Clara Vignot, tandis que Sternay, pris d’une fièvre de tendresse paternelle, cherche partout son fils pour se jeter à son cou. Et c’est à ce moment que Jacques refuse de se laisser reconnaître par son père, préférant garder le nom de sa mère, qu’il a illustré.

Nous sommes loin de l’histoire de d’Alembert. Ce Jacques, ce garçon de vingt-cinq ans qui sauve l’Europe, est bien étonnant. Puis, com-