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NOS AUTEURS DRAMATIQUES

léger la pièce. Je veux croire qu’on l’a supprimé parce qu’on s’est aperçu qu’il était par trop comique. Si l’on avait tenu à le garder, il était facile de couper ailleurs ; on n’avait que l’embarras du choix.

Pourtant, il est une chose qui peut sauver Balsamo d’une chute immédiate, c’est le bruit qui se fait autour de certaines scènes, que l’on a trouvées trop crues. On a sifflé, c’est le commencement du succès. Si la morale et la politique sont mêlées à l’aventure, on ne sait où cela ira. L’avouerai-je ? je loue précisément M. Dumas de ce qu’on lui reproche. Son marquis de Taverney, qui vendrait volontiers sa fille au roi, m’a paru être une silhouette d’une grande vérité relative ; son Marat, soignant les blessés de la place Louis XV, est d’un bel effet dramatique, quoique trop déclamatoire ; enfin, sa cour de Louis XV serait une peinture assez fidèle, s’il avait consenti à ne pas aller prendre une madame Dubarry aux Folies-Bergère. La pièce ne mérite qu’un bâillement, pourquoi la siffler ? C’est lui donner une importance qu’elle n’a pas.

Et quelle tristesse, quand on assiste à un pareil spectacle ! On raconte que M. Duquesnel a dépensé deux cent mille francs, je crois, pour monter cette vaste machine. Voilà de l’argent bien employé ! Je trouve même que la bousculade de la place Louis XV, cette foule épouvantée par les détonations, qui se rue et s’écrase, n’est pas mise en scène avec la largeur nécessaire. On peut faire mieux. Quant à la galerie des glaces, où a lieu la présentation, elle est fort riche, mais elle n’approche pas encore d’une apothéose de féerie. Dans cette lutte de costumes somptueux, de décors ruisselants de dorures, les féeries l’emporteront toujours, parce qu’elles emploient franchement le clinquant et la lumière électrique. Un décor riche n’est pas un décor vrai. Cela est une honte que l’on applaudisse à l'Odéon les diamants d’une actrice, les costumes des figurants, les toiles de fond des décorateurs. Voilà où je blâme absolument l’importance donnée aux décors et aux accessoires, lorsque la pièce disparaît pour leur faire place et n’est plus qu’un prétexte à exhibitions plus ou moins propres.

Justement, je viens de revoir, au Gymnase, une reprise de Monsieur Alphonse. La salle m’a paru un peu froide. Je ne connaissais pas la pièce, on m’a dit que l’interprétation expliquait cet accueil. Mais quel chef-d’œuvre, à côté de Balsamo ! Il y a même un deuxième acte qui est une chose vraiment belle de netteté et de carrure. J’aime moins la fin, ces deux reconnaissances d’enfant, ces tirades morales qui sonnent le creux. Les types d’Octave et de madame Guichard sont les plus vivants et les plus fouillés que l’auteur ait jamais mis à la scène. La petite Adrienne, cette précoce enfant, a le tort d’avoir l’esprit de M. Dumas. La mère, madame de Montaiglin, est d’une invention fort discutable. Quant à M. de Montaiglin, il est en bois à plaisir ; et il eût été si facile de lui souffler de la vie, de le rendre possible, en coupant quelques-unes de ses répliques qui sont grotesques, et en le ramenant à la commune humanité par deux ou trois mouvements d’âme que la situation indique. Les défauts crèvent les yeux, quand on reprend une œuvre. N’importe ! la pièce est peut-être la meilleure de M. Dumas. Tout son talent est là, dans cette formule dramatique nerveuse, serrée, ne respectant pas toujours la vérité, mais tirant d’elle ses plus grands effets.

Je me résume. M. Dumas a eu le plus grand tort de se charger d’une besogne qui ne convenait pas â son talent. Il n’est pas fait pour tailler des drames dans des romans d’aventures ; du moins, l’expérience semble le prouver. Ensuite, M. Dumas a eu le tort de se prêter aux calculs de M. Duquesnel, de s’effacer derrière les costumiers et les décorateurs, au lieu de resserrer le drame, d’extraire du livre une action puissante et débarrassée des épisodes inutiles. Enfin, M. Dumas a eu le tort de travestir l’histoire après son père, non plus en conteur insouciant que la verve emporte, mais en homme qui a des mots à placer.


V


La Comédie-Française a repris dernièrement le Fils naturel, de M. Alexandre Dumas fils. J’ai relu à ce propos la préface dont l’auteur a fait précéder sa pièce. On y trouve l’histoire de l’évolution qui s’est opérée dans son esprit, depuis la Dame aux Camélias jusqu’à la Femme de Claude. Il a naturellement obéi à ses instincts. Cet esprit sec, cassant, paradoxal, dont l’émotion ne pousse que sur des raisonnements, devait fatalement aller au plaidoyer social, à la thèse, à l’argumentation dialoguée. Et c’est ainsi que ses facultés d’observation, très puissantes par moments, ont fini par aboutir â des œuvres parfaitement fausses, d’une logique exaspérante.

M. Dumas, qui se fait gloire de sa logique et qui a raison, car la logique est une bien grande force, au théâtre surtout, M. Dumas ne paraît pas se douter qu’il y a deux façons d’employer la logique. Il y a la logique qui s’appuie sur la vérité et la logique qui s’appuie sur le paradoxe. Balzac, par exemple, dont les grandes créations, Hulot, Philippe Bridau, Goriot, Grandet, sont si admirables d’unité et de développement logique, ne lâche pas un instant la nature, l’étudie pas à pas, la suit dans ses détours et ses apparentes contradictions, sans craindre de se perdre ; c’est pour cela que ses figures seront éternellement vivantes. M. Dumas, au contraire, part bien de la nature ; mais il s’en sert comme d’un tremplin pour sauter dans le vide ; il ne pose plus sur le sol, dès la seconde scène ; il échafaude tout un monde nouveau, transformant, arrangeant les choses, pour les plier à sa propre volonté. Certes, cette charpente surajoutée au vrai est très habilement, très logiquement construite. Seulement, ce n’est qu’une charpente.

En somme, Balzac veut peindre et M. Dumas veut prouver. Tout est là. M. Dumas est de l’école idéaliste de George Sand. Le monde tel qu’il le voit, lui semble mal bâti, et son continuel besoin est de le rebâtir. Dans la préface du Fils naturel, il déclare très nettement qu’il entend jouer un rôle de moraliste et de législateur. J’ai d’autres idées ; je crois que dans notre siècle d’expérience scientifique, nous ne devons pas vouloir marcher plus vite que la science. Lorsque nos savants en sont revenus à la simple étude des phénomènes, à l’analyse exacte du monde, nous