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ALEXANDRE DUMAS FILS

le rôle exact, il s’était avisé d’en faire un révolté, un justicier, et de voir en lui l’ouvrier de la Révolution française. Imagination énorme, bourde colossale, dont la stupéfiante fantaisie le fouettait. Cagliostro devenait le comte de Balsamo, il était le chef de sociétés secrètes qui couvraient la France, il attaquait la monarchie en favorisant les vices de Louis XV, il appuyait madame Dubarry, il poussait même dans les bras du vieux roi une belle jeune fille, Andrée de Taverney, dont le père, un compagnon du maréchal de Richelieu, un gentilhomme ruiné, rêvait de relever sa fortune avec le déshonneur de son enfant. Enfin, pour compléter la fable, un jeune paysan, Gilbert, la tête tournée par la lecture de Rousseau, adorait Andrée, et, devant ses refus hautains, la violait une nuit où sa femme de chambre lui avait fait prendre un narcotique, afin de la livrer au roi. Balsamo, qui s’intéressait à Gilbert, le dotait, voulait le marier à Andrée. Mais celle-ci chassait avec indignation le misérable qui l’avait déshonorée dans son sommeil. Tel était le roman et telle est la pièce, car M. Dumas fils a suivi scrupuleusement les grands traits de l’œuvre.

Qui ne devine tout de suite l’étrange aspect que doit prendre un pareil sujet sous la lumière crue de la rampe ? Dans le roman, la verve du conteur fait tout passer, les énormités s’escamotent, la fiction s’accepte aisément. Balsamo venant nous raconter qu’il prépare la Révolution française, n’est qu’une figure d’une fantaisie outrée, à laquelle on s’intéresse comme à un personnage des Mille et une Nuits. Seulement, plantez cette même figure devant le trou du souffleur, en présence de deux mille personnes, faites dire sérieusement à Balsamo qu’il travaille au renversement de la monarchie en France, toute la salle se regardera avec stupéfaction. Cela est vraiment trop gros. Le public n’aime pas qu’on se moque de lui à ce point.

D’ailleurs, ce n’est pas tout. Le romancier a fort habilement laissé Balsamo dans un nuage, dans un continuel mystère, qui ajoute à l’intérêt des épisodes. Est-il convaincu ? est-il réellement un voyant ? ou bien joue-t-il un rôle, emploie-t-il des moyens simplement ingénieux pour duper son monde ? En un mot, quel homme est-ce ? Le lecteur ne demande pas trop à le savoir, même il est content qu’on lui laisse beaucoup à deviner. Mais le spectateur est d’un autre tempérament. Il exige de la logique, il se fâche dès qu’il ne comprend plus. Aussi rien de plus déroutant pour lui qu’un personnage comme Balsamo. Ce diable de sorcier a l’air d’être convaincu, quand il montre des guillotines aux princesses dans les carafes. On se doute que sa méthode de divination consiste uniquement à consulter des somnambules et à tirer ensuite des déductions précises, grâce à ses puissantes facultés intellectuelles. N'importe, on ne sait jamais s’il parle sérieusement ou non. Cela consterne. Notre scepticisme admet avec peine un homme qui fait de l’or et qui vit depuis la création du monde. Encore s’il raillait, s’il jouait son rôle pour duper les autres personnages, il deviendrait une création originale. Pas du tout, il ne met pas un instant le public dans sa confidence, il veut duper jusqu’au public. De là un malaise chez celui-ci, une sourde irritation d’être ainsi pris au même piège que ces gens arriérés du dix-huitième siècle.

Enfin, le rôle de Balsamo est très médiocre. Il a fallu tout le talent de M. Lafontaine pour lui donner quelque ampleur aux deux premiers tableaux. Ensuite, il s’effondre, il disparaît. Balsamo n’a pas une scène qui soit dans le mouvement du drame. Il bouche les trous, il a juste l’importance d’un rôle de magicien dans une féerie.

Que dire des autres rôles ? Il y a là une madame Dubarrv qui est prodigieuse. On parlait d’exactitude historique. Où diable M. Dumas a-t-il trouvé cette modiste égrillarde qu’il a affublée des toilettes écrasantes de madame Dubarry ? Vous imaginez-vous madame Dubarry faisant des mots de commis-voyageur, clignant l’œil comme les habituées de l’Élysée-Montmartre ? Je craignais toujours, lors de la présentation, qu’elle ne se mît à danser le cancan. M. Dumas ne se doutera jamais de ce que c’est que la vérité historique. Quand il a prêté son propre esprit à ses pantins, il se dit sans doute : « Cela est bon. Dieu n’a pas fait autrement. »

Mais ce qui est incroyable, c’est la maladresse avec laquelle la pièce est charpentée. Qu’on me parle encore de l’expérience du théâtre ! Voilà un auteur qui, certes, a d’ordinaire la main habile et énergique. Eh bien ! un débutant n’aurait pas écrit une pièce plus obscure ni plus mal bâtie. Les huit tableaux se suivent, dans une débandade qui semble une gageure. Ils arrivent comme des prétextes à décors et à mise en scène ; par exemple, le tableau de la présentation de la Dubarry à la cour et celui de la catastrophe de la place Louis XV, où l’action s’arrête complètement. Il faut attendre le septième tableau pour que le drame se noue ; et l’on est enfin récompensé de cinq longues heures de patience, à la dernière scène du dernier tableau, qui est d’un bon mouvement dramatique, bien que gâté encore par des déclamations inutiles.

M. Dumas avait certainement compté sur les scènes de magnétisme. Il y en a deux, qui répètent identiquement le même effet. La première n’est que pittoresque, la seconde amène un beau cri d’Andrée, qui, endormie et interrogée par Balsamo, raconte le viol dont elle a été victime et se révolte en criant : « Réveillez-moi, je ne veux plus voir ! » au moment où Gilbert porte les mains sur elle. Le malheur est que tout cela est plus surprenant que dramatique. Le jet du drame n’est pas franc, la sorcellerie de Balsamo ne sert qu’à escamoter les situations. On reste stupéfait d’apprendre ainsi tout d’un coup, par un prodige, des choses qu’on ne prévoyait pas et qui vous auraient peut-être intéressé, si on vous les avait montrées.

Mon compte-rendu se ressent un peu de la confusion de la pièce. Ce qui surnage de mon impression, c’est un ennui mortel. Je ne me souviens pas de m’être ainsi ennuyé au théâtre. Les tableaux se succèdent avec si peu de nécessité, au milieu d’un tel vide, qu’on se demande pourquoi il y en a tant. Quand on pense que M. Dumas avait écrit, en plus, un prologue que l’on a coupé ! Je l’ai lu, ce prologue, qui montrait une réunion des sociétés secrètes dont Balsamo est le chef. Encore une perle, la plus étonnante de toutes ! On a raconté qu’on le coupait pour al-