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NOS AUTEURS DRAMATIQUES

comme sait les inventer M. Dumas ; Moriceau, un père imbécile, qui n’a pas conscience de son manque complet de sens moral, et qui finit par servir de témoin à l’amant de sa fille contre le mari de celle-ci, dans l’étrange intention de réparer ses torts ; enfin, le docteur Rémonin, le raisonneur fatal, la personnification de M. Dumas lui-même, que nous avons vu, dans les Danicheff, attaché d’ambassade sous le nom de M. Roger de Taldé, et que nous retrouvons ici savant chimiste, promenant ses théories et son esprit paradoxal chez les duchesses et chez les filles.

Certes, l’auteur de la Dame aux Camélias n’est pas médiocre à la façon de tout le monde. Son grand succès ne s’expliquerait pas, s’il n’y avait point en lui une force quelconque. Cette force est de posséder admirablement la science du théâtre, de savoir échafauder une pièce, de manière à prévoir les objections et à tirer un effet d’un défaut lui-même. Ainsi, pour son dénouement, il prépare longtemps à l’avance l’intervention de Clarkson, il met Clarkson dans sa thèse, quand le docteur Rémonin fait appel à la Providence et compte qu’elle se manifestera au moment voulu. Je pourrais multiplier les exemples. Il est plein ainsi de précautions heureuses, de retours habiles, et jamais il ne sera pris sans explications possibles. Mais, si cela peut jusqu’à un certain point attacher ensemble les morceaux cassés d’une pièce, une pareille besogne ne fait pas une pièce grande. L’œuvre, bâtarde et mal venue, finit, grâce à la science acquise de l’auteur, par marcher à peu près droit et contente le gros public, peu délicat sur la question de ses jouissances littéraires. Seulement, l’œuvre reste un monstre et irrite tous les esprits qui cherchent le vrai, au delà des qualités de surface. Voilà comment on peut expliquer le succès de l’Étrangère, tout en tenant compte de la sourde hostilité qui commence à monter contre M. Dumas.

La querelle que je lui fais est celle-ci. Chaque grand écrivain crée des êtres. Lui, dès son début, avait inventé ce Demi-monde, qui a été la vraie source de sa fortune littéraire. J’estime qu’il n’a pas su en tirer un parti vraiment large et humain ; mais enfin, il y a eu là une trouvaille dont il serait injuste de ne pas lui tenir compte. Il est donc le père de Marguerite Gautier et de la baronne d’Ange. Le malheur est qu’il n’a jamais su être autre chose. Il n’a pas le don de la vie ; ses deux filles, que je viens de nommer, sont déjà toutes pâles et fanées, comme si elles avaient cent ans. On peut lire ses œuvres, les voir à la scène ; elles offrent toutes un défilé de personnages incolores, raides comme des arguments, qui s’effacent de l’esprit, aussitôt le livre fermé ou le rideau tombé. Là est sa radicale impuissance, son caractère d’écrivain et de dramaturge de second ordre. Il sait son métier mieux que tout autre, il a parfois des rencontres qui le haussent presque jusqu’au génie ; mais il est irrémédiablement cloué dans la médiocrité par le manque absolu de ce souffle qui fait les créateurs. Tout ce qu’il touche, au lieu de s’animer, s’alourdit et tourne à la dissertation. Le plus souvent, il se perd dans des problèmes sociaux, au lieu de s’attaquer droit à l’humanité. Je ne veux pas l’écraser sous la comparaison de Molière ; je nomme simplement Molière pour rappeler cet art dramatique français, si net et si puissant, dont l’effort constant est de planter le personnage debout, vivant et vrai, devant le spectateur, en laissant à celui-ci le soin de tirer de la pièce une morale, si morale il y a. L’auteur du Demi-Monde, au contraire, ne veut ni peindre ni analyser ; il veut prouver. De là son infériorité, de là cette Étrangère où le seul personnage en relief est une invention baroque, capable à elle seule de lui faire refuser tout bon sens et tout sentiment de la réalité.


IV


Voici maintenant Balsamo, ce drame en cinq actes que M. Dumas a tiré du grand roman d’aventures laissé par son père. L’Odéon a joué cette pièce avec la solennité due aux chefs-d’œuvre. Depuis plus d’une année, on nous annonçait le prodige avec toutes sortes de mines confites. Quinze jours à l’avance, les journaux, à la dévotion de l’auteur et du directeur, commettaient d’habiles indiscrétions, célébraient les beautés du dialogue et les merveilles de la mise en scène. Jamais pareil spectacle n’aurait fait courir Paris. C’était le triomphe du théâtre moderne. Et il est arrivé, le soir de la première représentation, que le drame a paru un des drames les plus ennuyeux et les plus mal faits qu’on ait joués cet hiver. Il y avait déjà là une déception fort désagréable pour le public, allumé par les réclames. Mais tout le monde peut se tromper ; on excuserait encore M. Dumas, si ses amis ne voulaient pas nous faire confesser de force que Balsamo est quand même une œuvre hors ligne. Ils y tiennent, ils n’en démordront pas. Alors, la critique la plus patiente se révolte.

Certes, je fais la part des circonstances. M. Dumas a dû accepter les situations que lui apportait le roman de son père. Seulement, c’était à lui de comprendre que ce roman ne pouvait fournir qu’un drame bâtard, c’était surtout à lui, l’adaptateur, de s’arranger de façon à trouver dans le livre une pièce intéressante. Tant pis, s’il est sorti de la formule dramatique qui lui est habituelle ! Il s’est trouvé dépaysé, cela est visible ; mais il est seul responsable de cette tentative. Personne ne le forçait à battre monnaie avec M. Duquesnel, à changer notre second Théâtre-Français en succursale du Châtelet, pendant les six mois de l’Exposition universelle. Puisqu’il a trempé volontairement dans ce trafic, puisqu’il a donné de la prose à un entrepreneur de spectacles, uniquement préoccupé du désir de remplir sa caisse, il n’y a pas le moins du monde à le plaindre d’avoir écrit une mauvaise pièce. La critique n’a aucun ménagement à garder. Il serait moral que la pièce ne fît par d’argent.

J’hésite à analyser le drame, qui est à la fois très compliqué et parfaitement vide. On se souvient du roman, dont le succès fut si grand, à l’époque où les conteurs étaient à la mode. Dumas père, avec sa tranquille carrure, dénaturait audacieusement l’histoire. Frappé du parti qu’il pouvait tirer du charlatan Cagliostro, cet homme énigmatique dont nous ignorons encore