Page:Zola - Théâtre, 1906.djvu/165

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
157
ALEXANDRE DUMAS FILS

l’Académie porte malheur à ses nouveaux membres. D'un autre côté, c’était la première fois qu’il abordait la scène du Théâtre-Français. Le Demi-Monde, repris l’année dernière à ce théâtre, avait d’abord été joué au Gymnase. Mais, avant de me prononcer sur la façon désastreuse dont l’auteur a gagné la partie, il me faut donner une analyse de la pièce, la plus claire possible, de façon à pouvoir ensuite me faire nettement comprendre.

Premier acte. La duchesse de Septmonts donne dans les jardins de son hôtel une fête de charité. Pendant que le public payant se presse dans des jardins, le salon particulier de la duchesse reste ouvert aux intimes. C’est là que l’exposition de la pièce a lieu. Il y a d’abord une longue conversation entre M. Moriceau, ancien marchand de nouveautés devenu immensément riche, et un de ses amis, le docteur Rémonin, savant distingué, membre de l’Institut et homme fort original. M. Moriceau raconte à Rémonin, qu’il n’a pas vu depuis longtemps, le mariage de sa fille. Catherine aimait un jeune homme, l’ingénieur Gérard, le fils de sa gouvernante ; mais le père a séparé les deux jeunes gens, il rêvait pour Catherine un mari titré, et il a trouvé ce mari chez une étrangère, mistress Clarkson, une femme étrange sur laquelle circulent les bruits les plus scandaleux. Depuis que M. Moriceau a perdu sa femme, il mène une joyeuse vie, il est lancé dans le monde du plaisir, ce qui explique son choix singulier, le choix du duc de Septmonts, noble ruiné, amant prétendu de mistress Clarkson, d’une honorabilité et d’une moralité suspectes. L’étrangère a touché une prime de cinq cent mille francs pour avoir prêté les mains à ce mariage. On se trouve là, comme on le voit, dans un milieu où la pourriture sociale est fort avancée. Cependant, la duchesse, un peu lasse de la fête, rentre dans son salon avec plusieurs de ses amies, des femmes du plus grand monde accompagnées de leurs maris, entre autres madame de Rumières, qui est la cousine du duc de Septmonts. Et une conversation s’engage, on en vient à parler de cette mistress Clarkson, dont l’originale figure préoccupe tout Paris. Cette étrangère ne reçoit que des hommes ; on lui prête une foule d’amants, on raconte sur elle les aventures les plus extraordinaires ; plusieurs hommes se sont brûlé la cervelle, des princes se sont ruinés, des diplomates ont dû disparaître de la scène politique, après lui avoir livré les secrets de leurs gouvernements. D’ailleurs, cette femme dont on parle comme d’une courtisane, a un mari véritable, qui lui envoie d’Amérique, où il possède des mines d’or, des sommes fabuleuses. Les médisances vont ainsi bon train, lorsque se produit un coup de théâtre. Mistress Clarkson est justement dans les jardins de l’hôtel, mêlée au public payant, et elle vient d’envoyer à la duchesse quelques lignes sur une carte, pour lui demander l’honneur d’être reçue et de boire une tasse de thé, qu’elle lui paiera vingt-cinq mille francs, au profit des pauvres. La duchesse lit tout haut ces quelques lignes et explique qu’elle a répondu être prête à recevoir mistress Clarkson, si un homme de son monde consent à lui donner le bras et à l’introduire. Tous les hommes présents, des intimes de l’étrangère pourtant, restent muets et immobiles. C’est alors que le duc de Septmonts, au milieu de la stupeur générale, va chercher mistress Clarkson, en alléguant les devoirs de l’hospitalité. Mistress Clarkson entre à son bras, hautaine, presque ironique. Elle est très à l’aise, elle boit la tasse de thé que Catherine lui offre, et la paie, après avoir dit un mot à chacun. Puis, avant de se retirer, elle prie la duchesse de bien vouloir lui rendre sa visite ; et, tout bas, elle ajoute qu’elles causeront de Gérard, un garçon qu’elle aime et qui aime toujours Catherine. Quand l’étrangère est sortie, la duchesse, dans un mouvement de colère et de passion, brise la tasse où elle a bu, et crie aux valets : « Qu’on ouvre les portes ! Tout le monde peut pénétrer ici, maintenant que cette femme y est entrée. »

Deuxième acte. Le docteur Rémonin et madame de Rumières se rencontrent dans le salon de la duchesse, où ils se décident à l’attendre de compagnie. Une interminable conversation s’engage entre eux, et le docteur, au nom de M. Dumas, nous expose la théorie du vibrion. Le vibrion est un végétal parasite, dans lequel certains savants ont cru voir un animal très inférieur, qui se développe au milieu des corps en décomposition. Or, le docteur indique clairement que le duc de Septmonts, pour lui, est un simple vibrion, un organisme sans conséquence et dangereux, à la suppression duquel tout le monde aurait intérêt. La thèse sociale de la pièce se trouve dans cette conversation. Un élément gangrené d’une société qui se pourrit et pourrit les autres, un être inutile et nuisible comme le duc de Septmonts, doit être écrasé, supprimé sans pitié. Cependant, la duchesse rentre, et tous ses amis la supplient de faire à mistress Clarkson la visite que celle-ci a sollicitée. Mais elle résiste à son père, à madame de Rumières, au docteur Rémonin, à un jeune homme, M. Guy des Haltes, qui l’aime passionnément et donc le duc est jaloux. Brusquement, Gérard, son ancien camarade d’enfance, son premier amour, se présente ; il revient d’Égypte, je crois. Et la duchesse, qui ne l’a jamais oublié, qui l’adore toujours, se jette dans ses bras. Après les effusions du premier moment, ils causent de l’étrangère. Gérard raconte qu’elle lui a sauvé la vie à Rome ; mais il ne l’aime pas, il conseille lui-même à Catherine de se rendre chez elle. Catherine cède tout de suite ; si elle n’allait pas chez mistress Clarkson, c’était uniquement parce qu’elle la croyait sa rivale dans le cœur de Gérard. La duchesse et le jeune ingénieur se jurent une tendresse éternelle, une tendresse épurée, loyale et sans faiblesse. À la chute du rideau, Catherine part avec son père pour l’hôtel de mistress Clarkson.

Troisième acte. M. Clarkson vient d’arriver d’Amérique et rend des comptes à sa femme, comme s’il n’était que son associé. La scène est destinée à poser le personnage, l’Américain classique qui tue ses ennemis à coups de revolver, brutal, sans gêne, actif et intelligent. Quand le duc de Septmonts arrive, Clarkson le salue à peine, et comme il est sur le point de se fâcher, mistress Clarkson lui conseille ironiquement de se calmer, parce que son mari le tuerait ainsi qu’un « petit lapin ». Enfin arrive la duchesse,