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NOS AUTEURS DRAMATIQUES

un serf pouvait épouser une jeune fille malgré elle, et la rendre plus tard intacte à son seigneur. La Russie a été le terrain où il lui était permis de planter cette machine dramatique, sans être sifflé, voilà tout. Quant à l’âme vraie de ce pays, elle ne l’inquiète guère, elle n’existe même pas.

Je puis me montrer trop sévère, mais il y a à tenter une expérience bien simple, c’est de jouer les Danicheff à Saint-Pétersbourg. Mon opinion est, et j’ai des raisons pour la croire bonne, que la pièce est impossible en Russie, qu’elle y soulèverait une tempête d’éclats de rire. Il est déjà très singulier que le collaborateur russe, M. Corvin Kroukowskoï, n’ait pas songé à se faire applaudir par ses compatriotes. Qu’attend-il donc ? a-t-il lui-même conscience d’un échec probable ? La Russie de sa pièce n’est-elle bonne que pour l’étranger ? Si l’œuvre est représentée à Saint-Pétersbourg, et si elle y réussit, je suis tout prêt à retirer certaines vivacités de ma critique.


III


Je retrouve M. Dumas avec : l’Étrangère, et ici je le retrouve seul, sur un terrain que je connais, dans un milieu que je puis juger nettement. Je me sens tout à fait libre et à l’aise.

M. Dumas occupe, dans notre littérature dramatique, une place à part, que son grand talent ne suffit pas à expliquer. Ses succès tournent au triomphe, ses moindres mots prennent une importance capitale. Quand il hasarde une image dans ses pièces, par exemple les pêches à quinze sous comparées aux femmes tarées, dans le Demi-Monde, cette image devient populaire, si compliquée et si banale qu’elle soit. Évidemment, M. Dumas est né sous une heureuse étoile. On peut ajouter que le retentissement de ses œuvres est dû en partie à la forme dramatique, au bruit qui se fait chez nous autour des choses du théâtre. Mais ce sont là des explications encore insuffisantes, car des auteurs dramatiques, tout aussi puissants que lui, sont loin de soulever, à chacun de leurs pas, un pareil vacarme d’enthousiasme. Il faut donc chercher dans le talent même de M. Dumas. D’abord, il n’est pas un artiste, il écrit une langue quelconque, ce qui est une recommandation auprès du public. Ensuite, on le regarde comme très audacieux, parce qu’il est quelquefois brutal ; et rien n’allèche notre bourgeoisie comme cette prétendue audace qui se termine généralement en sermon. Voilà le vrai secret des succès de M. Dumas : il sait où il faut gratter la foule, il reste de plain-pied avec les spectateurs. Remarquez que le paradoxe ne nous déplaît pas en France. Quand il plaide une thèse, même ceux qui lui donnent tort, s’amusent du plaidoyer. Sans véritable portée philosophique, enfermé dans le problème des rapports sociaux de l’homme et de la femme, et y pataugeant avec des théories étranges, restant toujours à moitié chemin de la vérité, écrivant dans un style qui ne choque personne, n’ayant d’autre valeur sérieuse que d’être un homme de théâtre, je veux dire un auteur dramatique habile et connaissant son métier, M. Dumas devait forcément devenir l’idole de notre public parisien, qui a trouvé en lui l’écrivain de génie qu’il peut comprendre et discuter.

Aussi quelle émotion, quand on annonce une pièce du dieu ! Toutes les curiosités sont aiguisées. Les journaux se mettent en campagne, laissent échapper des indiscrétions six mois à l’avance. Par exemple, pour l’Étrangère, on savait que M. Dumas était allé l’écrire, l’été dernier, dans un chalet qu’il possède au bord de la mer, près de Dieppe. On était renseigné sur sa besogne, acte par acte. Puis, la pièce terminée, on a raconté de quelle façon l’auteur avait apporté le manuscrit à Paris, comment il s’était rendu chez M. Perrin, directeur du Théâtre-Français, avec quel enthousiasme enfin tout le personnel du théâtre l’avait accueilli. Le jour de la lecture de la pièce au comité, on aurait dit qu’un pontife venait d’officier ; un journal racontait longuement la solennité, notait les incidents, montrait les comédiens et les comédiennes, foudroyés d’admiration, prosternés aux pieds de M. Dumas. Et, pendant tout le temps des répétitions, des chuchotements ravis et respectueux continuaient à circuler. La soirée de la première représentation approchait comme une soirée mémorable, dans laquelle la terre charmée allait cesser de tourner pour mieux écouter le chef-d’œuvre.

Vous devez comprendre quel effet a sur le public un travail si long et si savant. M. Dumas compte dans les journaux des amis dévoués qui soignent sa renommée avec un soin jaloux. Avant que les portes du théâtre soient ouvertes, on a allumé dans la foule une curiosité ardente, une telle certitude du succès de la pièce, que les spectateurs privilégiés qui peuvent entrer le premier soir, avalent les actes comme ils avaleraient des hosties.

Je dois constater pourtant, que pour l'Étrangère, certains bruits fâcheux ont couru. On se disait à l’oreille que le récit lyrique imprimé dans un journal, au sujet de la lecture de la pièce, était parfaitement faux, les membres du comité ayant eu le mauvais goût de se montrer très froids. D’autre part, des rumeurs de querelles s’échappaient des coulisses ; les acteurs n’étaient pas contents de leurs rôles et annonçaient la chute de l’œuvre. Il vient une heure où les idoles les plus respectées se trouvent ébranlées et menacent ruine. Brusquement, les adorateurs s’aperçoivent des pieds d’argile de la statue, et ils se ruent sur elle, ils la démolissent, avec une rage d’autant plus grande, qu’ils l’ont crue plus longtemps en or massif. Les critiques sagaces ont donc pu se demander si l’heure de l’effondrement était venue pour M. Dumas, si ses fidèles allaient comprendre leur longue erreur sur le génie de leur dieu. Et c’est à ce point de vue qu’il est très intéressant d’étudier l’Étrangère et de constater la crise que semble devoir subir la longue popularité de l’auteur. Certes, la comédie a réussi matériellement, les recettes sont même superbes. Mais l’idole a chancelé un instant, et il ne faudrait peut-être plus qu’une chiquenaude pour la renverser et la faire s’écraser à terre.

M. Dumas risquait une grosse partie. Il n’avait plus rien produit depuis sa réception à l’Académie, et il y a une superstition qui veut que