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NOS AUTEURS DRAMATIQUES

le maître consentît à reprendre ensuite la fille, dans le cas où le divorce existerait chez nous. On ne verrait, dans cette aventure, qu’un sujet de conte égrillard, pareil à ceux que le vieux rire gaulois nous a légués. Osip est donc une création foncièrement russe, que son costume seul a pu faire accepter sérieusement par le public parisien. Mais, pour hausser ainsi une aventure scabreuse à une hauteur tragique, il faut que le héros garde toute la simplicité du personnage vrai ou s’élève à la grandeur d’un personnage d’épopée. Vrai, Osip l’est si peu que le public parisien l'acclame chaque soir ; et quant à épique, il ne tente même pas de l’être, l’épopée n’étant point l’affaire de M. Dumas. Ce cocher Osip, en somme, est un jeune premier du Gymnase, qui parle la langue soignée et fleurie de nos amoureux. Par exemple, lorsque Wladimir vient réclamer Anna, Osip répond à son maître : « Ne pouvant en faire une femme, j’en ai fait une sœur. » Voilà certes une phrase balancée et littéraire qui n’est jamais sortie de la bouche d’un cocher russe. Et le reste est à l’avenant. Osip, pour rester vrai, devait se montrer simple et fort, sans allures distinguées, n’employant jamais que des mots justes, allant à son but avec la lenteur muette et courageuse d’une bête entêtée. Moins il aurait parlé, moins il aurait fait de phrases, et plus il serait resté grand. Mais il eût peut-être été difficile de laisser à terre le personnage jusqu'au bout, sans l’enlever à la fin dans un élan d’âme particulier. La nécessité du personnage épique s’imposait presque, pour expliquer le renoncement d’Osip, son exaltation de dévouement héroïque. L’auteur des Danicheff a senti cela, et c’est pourquoi il montre, dans le dernier acte, un Osip religieux, se jetant en pleine dévotion. Seulement, la façon dont cette dévotion se produit n’est guère qu’une ficelle malhabile servant au dénouement, tandis qu’il aurait fallu montrer, dès les premières scènes, l’illuminisme travaillant ce cocher et l’amenant peu à peu, au milieu des batailles de la passion, à rendre Anna qui lui appartient et qu’il adore. La figure perdait en simplicité ; ce n’était plus le serf courbé sous le bâton dès la naissance et plié à la domesticité, au point de mettre les passions de son maître avant les siennes, cela bonnement, avec une sorte de grandeur naïve. Mais la figure gagnait en originalité et en puissance. Osip, tel qu’il est dans le drame, a donc le tort d’être mal dessiné, sans traits caractéristiques, uniquement pour le besoin des planches. Il n’est pas vrai et il n’est pas grand. Quand les autres personnages, au dénouement, tournent autour de lui, et disent : « Cet homme est étrange », cela prouve que les auteurs ont compris que la situation réclamait un héros étrange. Seulement, comme ils ont précisément oublié de faire leur Osip étrange, on ne peut s’empêcher de sourire, on trouve commode ce procédé d’indiquer en quatre mots la création originale qu’on n’a pas eu la puissance de mettre sur ses pieds.

Il est inutile de s’arrêter aux autres personnages. Wladimir est l’amoureux banal, et Anna ne joue guère qu’avec ses larmes. Les figures de second plan n’ont pas de relief. La pièce qui s’annonçait comme devant être la peinture d’un milieu pittoresque et original, tourne à la comédie de situation et d’intrigue. Aucune analyse sérieusement faite, aucun caractère véritablement étudié et suivi, aucun tableau exact et complet, voilà en somme mon opinion toute sévère. Il y a là un sujet superbe et mal venu, dont un auteur dramatique qui connaît le goût pervers du public, a fait une pauvre chose, fausse et ridicule. Je m’imagine les bourgeois parisiens allant à l’Odéon pour avoir une idée des mœurs russes. Ils sont graves et convaincus, ils admettraient les plus monstrueuses sottises, en disant : « Il paraît que cela se passe ainsi, dans ce pays-là. » Ah ! les bonnes gens ! Il y a un sentiment plus pénible que comique à voir ce digne public se croire en Russie, lorsqu’il est aux Batignolles, le coin écarté de Paris où habite M. Dumas.

Je ne puis vous signaler toutes les invraisemblances qui se trouvent dans les Danicheff, au point de vue russe. Je ne suis pas assez compétent. Mais il y a des détails si grossiers, qu’ils frappent tous les yeux. Ainsi, les deux vieilles filles parasites qui vivent chez la comtesse Danicheff, sont des caricatures ridicules, à peine tolérables dans un vaudeville, et dont le moindre défaut est de ne pas faire rire. Le mariage d’Anna et d’Osip, à la fin de l’acte, est un coup de théâtre qui produit un grand effet ; seulement, cet effet est acheté au prix de toute vraisemblance ; le pope est trop onctueux, trop bien reçu dans la famille, trop pareil à un de nos prêtres catholiques ; enfin, le mariage ne saurait avoir lieu dans l’oratoire de la comtesse, et, d’autre part, Anna n’aurait qu’à s’entêter, à dire toujours non, pour qu’aucune puissance de la terre ne pût la marier à Osip. Un autre détail fâcheux, c’est d’être allé choisir précisément un cocher pour en faire le héros de la pièce ; les cochers, en Russie comme en France d’ailleurs, sont placés trop bas dans l’échelle de la domesticité, pour que le personnage d’Osip, larmoyant et phraseur, garde l’ombre la plus légère de réalité. Aussi, au troisième acte, dans l’isba, la scène entre Osip et Anna ferait-elle éclater de rire un public russe. L’ancien serf se plaint que sa femme, ou pour parler comme lui, sa sœur ne chante plus à son piano les vieux airs populaires ; et lui-même, sans doute afin de donner l’exemple, fredonne un air sans paroles, l’air d’une romance sentimentale toute moderne, qu’aucun cocher russe ne chantait certainement à l’époque où se passe la pièce. Je relève ces petits détails, pour montrer avec quelle insouciance la couleur locale est traitée. Enfin, la plus grosse invraisemblance est encore la façon dont la question du divorce est traitée, au dénouement. On entre là dans le domaine de la fantaisie la plus absolue. Il ne suffit pas qu’Osip déclare vouloir se faire moine et obtienne une dispense ; il y a toutes sortes de formalités compliquées, dont on ne souffle mot. Cela se passe comme dans nos comédies françaises, où le mariage semble avoir lieu chez le notaire, le jour de la signature du contrat, comme si le contrat engageait les époux le moins du monde. Le pope apporte un registre sur lequel Osip signe quelque chose, on ne sait pas bien quoi ; et voilà le divorce accompli, il a suffi d’une signature ! C’est tout simplement enfantin ! Je n’ai pas rappelé la scène de Zaka-