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ALEXANDRE DUMAS FILS

lorsque le cocher Osip lui explique grandement qu’il n’a pas oublié ses bienfaits et qu’il est resté son serviteur fidèle et respectueux. S’il a épousé Anna, c’était pour empêcher la comtesse de la donner à un autre moins scrupuleux peut-être, c’était pour la lui garder. Elle n’est sa femme que de nom, il est prêt à la rendre à son maître. La comtesse, qui a suivi son fils, n’a plus qu’un désir maintenant, marier Wladimir à Anna le plus tôt possible. M. Roger de Taldé s’en mêle lui aussi. Anna aime toujours le jeune comte. Mais il faut obtenir le divorce, et la toile tombe sur cette péripétie. Tout le quatrième et dernier acte est basé sur cette alternative : obtiendra-t-on, n’obtiendra-t-on pas le divorce ? La comtesse et son fils ont eu la naïveté de charger la princesse Lydia de demander le divorce à l’empereur. Naturellement, cette jeune fille satanique s’arrange de façon à embrouiller les choses et à se faire refuser la faveur qu’elle sollicite. Tout espoir serait perdu, si Osip n’avait une inspiration divine : il trouve ce beau moyen, il va se faire moine, et par là même, d’après la loi russe, à ce que dit la pièce, Anna sera libre. Seulement, il existe encore un obstacle ; il faut que l’empereur autorise Osip, qui est marié, à entrer dans les ordres. Cette autorisation, grâce à M. Roger de Taldé, est obtenue par ce Zakaroff, que la princesse Lydia a blessé et qui veut se venger d’elle. Osip s’éloigne, Wladimir épousera Anna.

Telle est la pièce. Je veux l’examiner d’abord au point de vue littéraire, en me réservant d’en montrer ensuite le grossier peinturlurage et les invraisemblances, au point de vue russe. Il est aisé, du premier coup d’œil, de reconnaître la part de collaboration de M. Dumas. M. Corvin Kroukowskoï lui a évidemment apporté le premier acte et la scène capitale du troisième ; pour mieux dire, M. Dumas n’a gardé de la pièce primitive que cet acte et cette scène. Le reste lui appartient en propre, ou a été remanié par lui. En effet, le premier acte est celui où la saveur originale est restée sensible ; la scène du mariage, quand Anna se traîne inutilement aux pieds de la comtesse, demeure la plus poignante et la plus puissante de l’œuvre, malgré certains détails peu vraisemblables. Quant au troisième acte, il doit même avoir été écrit à nouveau par M. Dumas, car le cocher Osip y parle une singulière langue pour un serf russe. Trois actes sur quatre, voilà donc son apport dans l’œuvre commune. En somme, M. Corvin Kroukowskoï a simplement fourni le point de départ, et M. Dumas a travaillé là-dessus, marchant à un autre dénouement, défaisant et refaisant les scènes en chemin, créant des personnages, introduisant dans ce milieu étranger la méthode et le goût français, accouchant de ce monstre : une pièce russe assez francisée pour que le public parisien la comprenne et l’acclame. On dirait une de ces porcelaines du Japon, montées pour les bourgeoises du Marais sur des pieds de zinc doré, par un de nos ouvriers habiles.

Un personnage surtout indique dans l'œuvre la marque de fabrique de M. Dumas, le jeune gentilhomme français, l’attaché d’ambassade, M. Roger de Taldé. C’est l’éternel raisonneur et faiseur d’esprit qu’on rencontre dans toutes les pièces de l’auteur du Demi-Monde. Seulement, cette fois, au milieu de ce cadre étranger, ce type du spirituel et charmant Français prend la figure la plus drôle du monde. On s’attend toujours à le voir s’avancer devant le trou du souffleur et à l’entendre chanter une romance. On dirait un ténor échappé d’un opéra-comique de Scribe. Et quel étrange rôle il remplit, un rôle vide, ajouté pour tenir de la place, absolument inutile à la marche de la pièce ! Je le comparais à un ténor, il chante en effet un grand morceau, le récit d’une chasse à l’ours, où Wladimir lui a sauvé la vie ; il exécute ensuite des variations sur la nature de la femme russe, dans le salon de la princesse Lydia, avec une fatuité et un esprit de commis-voyageur. La France est vraiment bien représentée dans la pièce ! Nous n’avons pas à être fiers, si M. Dumas donne son Roger de Taldé comme un spécimen de notre civilisation. Il n’y a pas de tête de cire, dans la vitrine des perruquiers, qui soit moins banale, moins bêtement souriante, moins prétentieuse et moins niaise, que ce jeune attaché d’ambassade colportant en Russie la fausse élégance et le faux esprit de nos trottoirs dramatiques.

Je veux dire un mot également de la princesse Lydia. Celle-là fait doucement sourire. La jeune fille satanique sort à coup sûr de quelque vieux mélodrame oublié. Il est vraiment aisé, lorsqu’on a à faire la création d’un personnage étranger, de remplacer l’étude de la race, du milieu et du tempérament, par une invention bizarre et puérile. M. Dumas ne s’embarrasse pas d’observations précises ; il fait une femme russe, comme il ferait un personnage de féerie, à vue d’œil, sur les trois ou quatre lieux communs qui circulent en France à propos de la Russie. Et voilà comme une princesse russe originale ne peut être qu’une goule, une fille de l’enfer, pleine de dessous terribles. La façon dont elle conduit l’affaire du divorce, est particulièrement plaisante. Nous sommes là en pleine convention dramatique ; car la princesse, à vrai dire, ne me paraît pas née en Russie, elle est née sûrement dans les coulisses de l’Odéon.

Quant à la comtesse Danicheff, elle est solidement campée dans les deux premiers actes. C’est la seule figure qui ait quelque solidité et quelque relief. Mais, brusquement, à partir du troisième acte, le rôle tourne, le personnage s’amollit et disparaît. On ne s’explique pas un si brusque changement, on ne comprend pas comment cette mère, si autoritaire et si dure, devient une mère inquiète et dévouée. L’analyse manque, il y a là un trou. Même la comtesse glisse au ridicule, lorsqu’elle s’emploie au divorce d’Anna avec la colère qu’elle a mise à conclure son mariage. Elle était un personnage de second plan, il fallait la raidir jusqu’au dénouement dans une seule attitude ; les souplesses des natures complexes ne valaient rien pour un tel rôle. Ou mère ou comtesse, l’auteur devait choisir.

J’arrive au personnage principal, au héros, au cocher Osip. Le drame entier était dans cette haute figure de l’obéissance et du dévouement. En lui se trouvait l’originalité de la pièce, la saveur russe. Un paysan de France qui épouserait une fille pour la garder à son maître, ferait rire toute une province ; et je doute même que