Page:Zola - Théâtre, 1906.djvu/160

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
152
NOS AUTEURS DRAMATIQUES

du Demi-Monde est coutumier du fait. Il aime à jouer auprès des débutants le rôle de protecteur et de maître. Toutes les pièces conçues dans la formule qui lui est propre, je veux dire toutes les pièces où le problème des rapports sociaux de l’homme et de la femme se trouve posé, sont accueillies et patronnées par lui. Cela part d’un naturel obligeant ; cela peut s’expliquer aussi par le désir de faire des disciples. Il y a, chez M. Dumas, un zèle de propagande extraordinaire. On se souvient encore du tapage que souleva sa collaboration anonyme avec M. Émile de Girardin pour le Supplice d’une femme. Il avait accommodé cette pièce à sa manière, et avec si peu de respect pour le texte primitif, que M. Émile de Girardin, ne reconnaissant plus son œuvre, refusa absolument de la signer, même après le succès. Le Supplice d’une femme est encore joué au Théâtre-Français sous la signature de M. X***. On comprend donc tout l’intérêt que présentait la première représentation des Danicheff. Derrière l’auteur inconnu, on voyait M. Dumas. Le public adore une pointe de mystère.

D’ailleurs, ce sont généralement là des secrets de Polichinelle. On savait que l’auteur inconnu était un Russe, M. Corvin Kroukowskoï. On donnait même une biographie de cet écrivain, peu exacte, je crois. On commettait des indiscrétions, on mentait même, ce qui est un bon moyen d’action sur le public. Ainsi, à entendre certains chroniqueurs, la pièce était d’une hardiesse telle de satire, que l’ambassade russe avait demandé de nombreuses coupures. D’autre part, on indiquait les situations capitales de l’œuvre, on promettait un dénouement imprévu, d’une originalité saisissante. C’était, en un mot, un chef-d’œuvre éclos sous le haut patronage de M. Dumas. Déjà, l’auteur véritable ne comptait plus pour grand’chose, car M. Dumas avait remanié la pièce complètement et l’avait rendue viable, en l’arrangeant à la mode française. Tels étaient les bruits qui couraient, la veille de la première représentation.

En ces sortes d’aventures, le succès justifie tout, aux yeux du public. Après l’éclatant triomphe du Supplice d’une femme, ce fut M. Émile de Girardin qui eut tort. On ne comprend pas qu’un écrivain se fâche contre un collaborateur, lorsque ce collaborateur a assuré le succès de l’œuvre commune. Peu importe, pour les spectateurs, que cette œuvre ait dévié de son droit chemin, soit moins originale et moins vraie. On l’applaudit, cela doit suffire. Mais, pour le critique, pour l’artiste qui juge une œuvre dans son absolu, le succès ne justifie rien, la grande question est uniquement de savoir si le drame a gagné ou a perdu en puissance et en vérité. Eh bien ! le plus souvent, — je parle pour les œuvres qui ont un accent à elles, — les pièces dont un homme habile assure le succès, ne réussissent qu’à la condition d’être ramenées à la commune formule. Elles deviennent médiocres et possibles, d’impossibles et de personnelles qu’elles étaient. Je me propose donc de rechercher dans Les Danicheff, le drame de M. Corvin Kroukowskoï, quelle peut être la part de collaboration de M. Dumas, et d’étudier quels ont été les effets de cette collaboration, dans l’économie générale de l’œuvre. Les Danicheff sont un grand succès à l’Odéon, et il est intéressant d’analyser ce succès, comme on analyse un sel chimique, en en séparant les éléments.

Avant tout, pour me faire comprendre, je dois indiquer le sujet de la pièce, acte par acte, avec quelques détails. Au premier acte, nous sommes chez la comtesse Danicheff. Il y a là une scène d’ouverture, destinée à nous faire pénétrer dans le milieu russe et à nous montrer la comtesse entourée de bêtes familières et de deux vieilles femmes parasites. Je reviendrai d’ailleurs sur la couleur locale. La comtesse a un fils, Wladimir, qu’elle veut marier à la princesse Lydia, fille du prince Walanoff. Mais Wladimir s’est pris d’un grand amour pour une serve, Anna, à laquelle la comtesse a fait donner de l’éducation et qu’elle a traitée jusque-là avec beaucoup de bonté. Quand le jeune homme avoue son amour à sa mère et parle d’épouser Anna, la vieille femme, hautaine, toute pleine de l’orgueil de sa noblesse, s’emporte et se refuse à cette union, qu’elle trouve monstrueuse. Puis, elle réfléchit, elle feint de céder, elle fait partir Wladimir pour Saint-Pétersbourg, en exigeant de lui qu’il passe une année loin d’Anna et qu’il tâche, pendant cette année, d’aimer la princesse Lydia ; au bout d’un an, s’il persiste dans son amour, il reviendra épouser la jeune fille. Wladimir part, ravi de cette épreuve. Et, dès qu’il n’est plus là, la comtesse, tranquillement, appelle son cocher, Osip, pour le marier avec Anna, séance tenante. Justement, elle découvre qu’Osip adore Anna en secret. Elle a pour tout ce monde un calme dédain de maîtresse puissante et obéie. Elle marie ses paysannes, comme elle enverrait des cavales à l’étalon. Anna a beau se traîner à ses pieds, la supplier avec des sanglots, le pope est appelé et le mariage a lieu. Au second acte, nous nous trouvons transportés à Saint-Pétersbourg, chez la princesse Lydia. C’est là que se produit un attaché d’ambassade français, le jeune comte Roger de Taldé, qui est chargé de l’élégance et de l’esprit de la pièce. La princesse Lydia est une création satanique, une de ces filles à marier qui tiennent de la vipère et de la gazelle. Les velléités de couleur locale continuent d’ailleurs. C’est ainsi qu’un certain Zakaroff, un gredin, enrichi dans le fermage des eaux-de-vie, se fait mettre à la porte par la princesse, pour avoir voulu acheter son influence à l’aide d’un bijou. L’acte reste vide. À la fin seulement, la comtesse Danicheff arrive, Wladimir apprend tout et a avec sa mère une scène terrible. J’oubliais de dire que M. Roger de Taldé se trouve mêlé là dedans, et que c’est lui qui instruit le jeune homme, son ami, après avoir été mis lui-même au courant de l’aventure par un domestique de la comtesse. Wladimir s’éloigne follement, avec des menaces de mort contre Osip et contre Anna. Le troisième acte se passe dans l’isba du nouveau ménage. Le mari et la femme ont été affranchis par la comtesse. On les retrouve très affectueux l’un pour l’autre, avec une teinte de mélancolie. Anna joue du piano, et Osip lui reproche doucement de ne plus chanter les vieux airs populaires de la Russie. Enfin, Wladimir se présente, la tête perdue. C’est la scène capitale. Le jeune seigneur va se précipiter sur son ancien serf et le frapper,