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ALEXANDRE DUMAS FILS

un adieu éternel. Remarquez que la comtesse s’est montrée d’un dévouement de chien fidèle, pendant la maladie de son mari, qu’elle sanglote et se traîne à ses pieds, en femme dont le remords a changé la nature. Aussi n’est-on pas surpris, lorsqu’elle parle de s’empoisonner, après le départ du comte. Elle fait ses petits préparatifs, lui écrit une lettre d’adieu. On croit réellement qu’elle va se tuer. Puis, sur une simple argumentation de Toffolo, elle comprend qu’elle vient de se donner un drame à elle-même, et s’écrie : « Je jouerai demain ! »

Certes, ce dénouement n’est point banal, et j’avais une peur horrible de la lettre qu’elle avait écrite, comme d’une indigne ficelle. Sans doute, là est le dénouement logique, le seul vrai : la Cœcilia doit remonter sur les planches, même toute la comédie du suicide ne me déplaît pas ; elle aurait pu être d’une grande originalité. Le malheur, c’est qu’on ne sent pas assez qu’il s’agit d’un « emballage » d’artiste ; qu’on me passe le mot, le seul qui rende bien ma pensée. Il faudrait à la fois que Cœcilia fût très convaincue et que le public pût comprendre pourtant de quelle façon les choses se passent en elle. Autrement, la figure échappe, la surprise est trop vive, toute la logique de cette histoire paraît paradoxale. Il y a eu certainement, parmi les spectateurs, de l’hésitation et du malaise, !e premier soir.

Cela est si vrai, qu’une tirade de Cœcilia, après le départ de son mari, m’avait beaucoup blessé. Elle reste un instant la tête entre les mains ; puis, elle parle tout d’un coup d’Othello, de Shakespeare, du cœur humain. Tout cela me semblait bien étrange, dans un tel moment. Puis, j’ai compris que M. Alexandre Dumas avait voulu précisément indiquer par là que le drame de sa séparation se passait plus encore dans la tête de la comtesse que dans son cœur. Mon absolue conviction est que cela ne suffit pas. Il aurait fallu autre chose. On entend bien des raisonnements, mais on ne voit pas des faits. Le dénouement serait devenu très large et très grand, si des faits l’avaient amené. Tel qu’il est, le troisième acte ennuie et étonne, rien de plus.

Je puis conclure, à présent. Je sais bien quel tempérament de femme M. Alexandre Dumas a voulu mettre à la scène, une artiste toute au public, dont le milieu a perverti les sentiments, qui joue l’amour, le bonheur, l’honnêteté, la mort elle-même, mais qui reste quand même la petite bohémienne des grandes routes. Cette femme fait le malheur d’un galant homme, dont la faute est de l’avoir prise au sérieux ; et voilà le drame. Cœcilia est convaincue dans tout ce qu’elle se joue à elle-même, c’est ce qui l’élève pour moi au-dessus du bourbier commun. En somme, elle demeure une comédienne de génie. Tant pis pour les fous qui veulent en faire une honnête femme. Mais si j’accepte ce tempérament, je le trouve mal venu dans la Comtesse Romani, mal présenté et mal fini, sortant de l’ombre pour rentrer dans l’ombre, après le coup de lumière du deuxième acte. M. Alexandre Dumas, qu’on dit si habile, n’a pas su tirer tout le parti d’une pareille création.

Et voyez le côté faible de l’observateur, si vanté en lui. Il ne peut inventer une figure, sans tout de suite en faire un type général. La thèse arrive aussitôt. Il argumente et il prêche. Pour lui, la Cœcilia n’est plus une femme d’un certain tempérament, elle devient la femme de théâtre, et il laisse entendre que toutes les femmes de théâtre sont comme elle. Cela fait sourire. Il y a des comédiennes de la plus stricte honnêteté. Des polémiques vont certainement s’engager. On se fâchera, et on aura raison. Mais cela ne vient pas d’un mauvais sentiment de la part de M. Alexandre Dumas ; cela vient des yeux étranges dont il regarde la société, les yeux les plus faux du monde, qui lui permettent parfois d’apercevoir un coin de vérité, puis qui déforment et qui grandissent les objets hors de toutes proportions.

Je veux insister aussi sur la langue employée par M. Alexandre Dumas. Il procède par répliques interminables, longues comme des discours en trois points, qui lassent singulièrement l’attention. Rien n’est moins vivant que ce dialogue, où l’on rencontre rarement les tournures du langage parlé. Puis, quelle chose fâcheuse que ces mots continuels, ces mots qui prêtent à chaque personnage l’esprit de l’auteur ! Ces mots seuls suffiraient à caractériser le talent de M. Alexandre Dumas. Est-ce que Corneille, est-ce que Molière faisaient des mots ? Les maîtres sont plus larges. Et remarquez que presque tous les mots ont fait long feu, dans la Comtesse Romani. À peine si deux ou trois vont courir les petits journaux. Enfin, quelle est cette manie de fabriquer un personnage russe en ajoutant la conjonction donc, au bout de toutes les phrases ? Jamais les Russes n’ont abusé ainsi de ce donc. Cela rappelle la façon dont les feuilletonnistes de dixième ordre font des Espagnols avec caramba et des Italiens avec povero.

En somme, M. Alexandre Dumas est un auteur dramatique d’énergie et de talent, qui gâte le plus souvent, par des défauts énormes, les sujets qu’il sait mettre très carrément debout. Il obéit à des obsessions, il s’étouffe lui-même dans le nuage d’encens que ses admirateurs font fumer autour de lui. La situation exagérée qu’il occupe est due à des circonstances multiples, dont la première est ce mélange de vérité et de paradoxe, qui fait de chacune de ses œuvres un terrain où l’on peut se battre indéfiniment.


II


Six mois avant d’être joués à l’Odéon, les Danicheff avaient une histoire. On racontait qu’un auteur inconnu était allé déposer chez M. Dumas un drame dont la donnée originale avait vivement frappé ce dernier. Seulement, comme certaines parties de l’œuvre pouvaient blesser le public français, M. Dumas avait indiqué à l’auteur les corrections nécessaires et s’était ensuite chargé de porter la pièce à un théâtre et de la faire jouer. Cette histoire, commentée par les journaux, entretenait autour des Danicheff une curiosité excellente au point de vue du succès futur. La pièce était lancée à l’avance. La grosse préoccupation consistait à savoir dans quelles proportions M. Dumas avait collaboré au drame. Il faut dire que l’auteur