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NOS AUTEURS DRAMATIQUES

révolte d’honnêteté. Puis, comme le comte est ruiné, elle le décide à la laisser rentrer au théâtre. Et, le jour d’une répétition générale, dans sa loge, au moment où elle va entrer en scène, le drame éclate, son mari apprend sa trahison ; le pis est que, le lendemain de la faute, il est allé emprunter cinquante mille francs à l’homme auquel elle s’est livrée, de sorte que toute cette infamie retombe sur lui. Alors, ne pouvant se résoudre à la tuer, il se poignarde sous ses yeux, au moment où elle passe le seuil de la loge, qu’il lui a défendu de franchir. Naturellement, il guérit de ce coup de poignard, il s’en va avec la comtesse sa mère, et la Cœcilia, restée seule, après avoir voulu s’empoisonner, est reprise par la passion des planches. Elle jouera le lendemain la tragédie que le suicide de son mari a retardée.

Maintenant, l’action générale étant connue, il me sera plus facile de discuter l’œuvre, acte par acte. Comme on le voit, la pièce ne compte que deux rôles. Celui du mari a pu être sauvé par le jeu passionné et sobre de M. Worms ; mais il reste pénible, sans issue, un peu ridicule même. Seul, le rôle de la Cœcilia pouvait avoir un relief saisissant, une puissance de vie extraordinaire. Il y avait certainement là une grande création à faire. Or, justement, je me plains que cette figure soit mal dessinée, trop brutale et de contours indécis, laissant le spectateur dans l’ignorance de ce qu’il doit penser.

Nous sommes, au premier acte, chez la comtesse Romani. Le lever du rideau est d’un coup d’œil original : des spectateurs dans un salon, les dames assises, les hommes debout, sont tournés vers une galerie latérale et écoutent une tragédie, la Fornarina. dans laquelle la comtesse elle-même remplit le principal rôle. L’exposition se fait ainsi, grâce aux détails fournis par un comédien, Toffolo, le maître de la Cœcilia, et grâce surtout aux causeries méchantes des dames, qui, venues là pour une fête de charité et ayant payé leurs places, se croient autorisées à mordre à belles dents la maîtresse de la maison. Nous apprenons donc que la Fornarina doit être jouée prochainement sur un théâtre de Florence, mais que le succès est bien douteux, si la comtesse ne consent pas à rentrer au théâtre. Nous apprenons également que les plus mauvais bruits courent sur l’ancienne comédienne ; seulement, comme une baronne la défend, la femme même du baron qu’on donne pour amant à la Cœcilia, nous ignorons encore ce que nous devons penser au juste. De toute cette première exposition, il ressort uniquement que le monde est fort cancanier.

Plus tard, lorsque la comtesse arrive enfin et reçoit les félicitations des dames qui regorgeaient tout à l’heure, il y a bien une courte scène entre elle et le baron, un chuchotement rapide, grâce auquel nous devinons qu’une liaison existe en effet, et même qu’elle semble mal tourner. Mais cela demeure si brusque, si peu expliqué, si énigmatique, qu’on ne s’y arrête pas autant qu’il le faudrait. La dernière scène de l’acte, la comtesse suppliant son mari de lui laisser jouer la Fornarina. lui faisant entrevoir le moyen de retrouver ainsi la fortune qu’elle lui a mangée, prend, à côté, une importance énorme. Cette femme semble adorer son mari, comme elle est adorée. Elle lui dit bien qu’il aurait dû la prendre pour maîtresse plutôt que pour femme ; seulement, on voit là un excès de passion. Quand le rideau tombe, on l’ignore toujours, on penche pour qu’elle soit une très bonne créature.

Je reproche donc au premier acte d’être confus, lent, perdu en commérages, qui aboutissent à obscurcir l’action. En admettant même que l’auteur eût voulu ce côté énigmatique, il devait alors le dégager davantage, en faire l’intérêt particulier de l’exposition. La figure de la Cœcilia n’intéresse pas, parce qu’elle flotte dans un brouillard. On en sait trop, et on n’en sait pas assez.

Le second acte est de beaucoup le meilleur. Il se passe dans le foyer du théâtre, qui sert de loge à la tragédienne. Ce qui a fait son grand succès, ce sont d’abord des scènes épisodiques amusantes. L’actrice dont la Cœcilia prend le rôle, une méchante gale du nom de Martuccia, arrive furieuse et habille sa camarade d’une façon si drôle, dans un langage si vrai, que la salle a beaucoup ri. C’est ensuite un type de comédien très réussi, le comique Filippopoli, qui prétend avoir « la larme », et qui a des prétentions tragiques, malgré son nez, dont le dessin bouffon est célèbre. Il faut encore citer l’épisode charmant d’un petit prince russe, qui s’est mis galamment un duel sur les bras pour les beaux yeux de la Cœcilia.

D’ailleurs, le drame lui-même s’élargit et se précise. Martuccia, pour se venger, a fait imprimer dans un journal, il Pasquino, l’histoire de la liaison de la comtesse et du baron, et de l’emprunt des cinquante mille francs par le mari. C’est la baronne elle-même qui remet au comte un numéro du journal, en le laissant seul avec sa femme. Tout cela est fort habilement et fort énergiquement mené. La Cœcilia vient de s’habiller, elle étudie une coupure et va entrer en scène, lorsque le comte, assommé par l’abominable histoire, lui demande si tout cela est vrai. Elle répond oui, carrément. Elle ne sait plus si elle a aimé son mari. En tout cas, elle n’a jamais aimé le baron, elle s’est donnée par caprice. Et, comme elle est pressée, elle jette un poignard au comte, en lui disant à peu près : « Tuez-moi tout de suite, ou ne me laissez pas manquer mon entrée. » J’ai dit comment il se frappait lui-même.

Le coup de scène est violent et devait réussir. Voilà donc Cœcilia démasquée. Elle a lancé toute une tirade pour expliquer que le public est le seul amant des comédiennes. Elle a rappelé son origine, les pieds nus dans la poussière des routes, la vie de caprices et de promiscuités qu’elle a menée. Tout cela a abouti au suicide d’un honnête homme, qu’on ne plaint guère, parce qu’il n’y a pas lutte de sa part dans son déshonneur.

Et, cependant, malgré les explications, malgré la lumière crue qui tombe en plein sur Cœcilia, l’énigme recommence au troisième acte et déroute de nouveau les spectateurs. Le comte est guéri, sa mère veut l’emmener. Il y a une explication entre lui et sa femme, dans laquelle il se montre bien singulier, raisonneur en diable, établissant des distinctions entre l’homme, le chrétien et le mari. En somme, ils se séparent et se disent