Page:Zola - Théâtre, 1906.djvu/157

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
149
ALEXANDRE DUMAS FILS

restera un type d’éternelle vérité ; la seconde est un profil à peine indiqué, qui se noie dans le souvenir. L’action du roman est toute simple, elle raconte une vie banale, elle n’a pas la complication du ménage Lecarnier, avec cette peinture de l’honnête Thérèse, brossée selon le poncif ; et pourtant cette action est inoubliable, elle vous prend aux entrailles, elle remue toute l’humanité qui est en vous. On me répondra que le théâtre n’est pas le livre, que Madame Bovary, avec sa nudité, était impossible sur la scène. Je n’en sais rien, j’ai pourtant remarqué que les effets simples étaient les plus foudroyants au théâtre, témoin le dénouement avec la sortie de Pommeau. En tout cas, tant pis pour le théâtre, si le génie ne pouvait y réaliser la vie dans sa simplicité tragique. Une littérature est jugée, lorsqu’on met Madame Bovary à côté des Lionnes pauvres.

En effet, voyez comme le drame se rétrécit tout de suite. Dans les premiers actes, l’intérêt est de savoir si Pommeau est assez bête, lui homme d’affaires, pour ignorer à ce point le prix des choses ; et, dans les derniers, il ne s’agit plus que de savoir si Pommeau connaîtra oui ou non l’amant de sa femme, presque son fils adoptif, ce qui lui porterait le dernier coup. Nous voilà bien loin de l’étude humaine d’une variété de l’adultère. Nous sommes dans une histoire quelconque, plus ou moins intéressante, selon le talent du conteur. Le grand sujet échappe.

Mais un personnage plus agaçant que le personnage honnête, c’est le personnage spirituel. Ici, j’aborde la deuxième cause qui me paraît rapetisser les Lionnes pauvres. Voilà encore une de nos inventions dramatiques, l’éternel raisonneur, le monsieur qui est chargé d’expliquer la pièce et qui l’explique par des fusées d’esprit. Ce monsieur-là nous arrive sans doute des anciens valets, et j’ai dit, ailleurs, que Figaro pourrait bien être le vrai père de nos Desgenais et de nos Olivier de Jalin. Personnellement, le personnage spirituel m’enrage. Je ne le trouve pas seulement faux, je trouve qu’il fausse toutes les pièces où il bourdonne comme la mouche du coche. Il est une abstraction, un être métaphysique, un simple truc que les auteurs emploient pour ne pas se donner la peine de tirer eux-mêmes des faits leur véritable signification. Est-ce que, dans la vie, il y a comme cela des pitres plus ou moins gais chargés de commenter les événements ? La belle malice de se tirer des difficultés, en se déguisant soi-même pour argumenter continuellement sur son œuvre ! Quand on a du génie, on met un fait sur les planches et le fait s’explique tout seul.

Le Bordognon me paraît un des plus désagréables de l’espèce. Il ne peut ouvrir la bouche sans lâcher un mot spirituel. C’est une mécanique qui a un bouton quelque part ; quand on a besoin d’une définition, on presse le bouton, et la définition sort. Remarquez qu’elle ne sort pas naturellement, ce qui serait supportable ; non, elle sort avec toutes sortes d’agréments, elle se cache sous un cliquetis de mots pour se faire accepter. Eh bien ! cela est petit, dans une œuvre grande. M. Augier n’aurait pas eu besoin de Bordognon ni de sa sœur Henriette, — car le monstre est doublé d’une sœur qui le vaut, — s’il avait traité les Lionnes pauvres en puissant analyste. Il faut désormais couper le cou à tous ces raisonneurs, à tous ces moralistes de pacotille ; dans cent ans d’ici, ce seront eux qui vieilliront notre répertoire actuel et le rendront ridicule.

Voilà pourquoi, selon moi, les Lionnes pauvres n’ont pas l’ampleur d’un chef-d’œuvre, bien que cette comédie ait des parties superbes qui la mettent au premier rang, parmi les productions dramatiques de notre siècle. Si j’osais tirer une conclusion de ces notes jetées à la hâte, je dirais : « Ne soyons ni honnêtes, ni spirituels ; tâchons d’être vrais, et nous serons grands. »



ALEXANDRE DUMAS FILS


I


Je n’aime guère le talent de M. Alexandre Dumas. C’est un écrivain extrêmement surfait, de style médiocre et de conception rapetissée par les plus étranges théories. J’estime que la postérité lui sera dure. On l’a mis sur un piédestal trop haut, voilà ce qui doit fâcher les esprits droits ; et l’on pourrait encore lui faire une place très honorable, si ses furieux admirateurs ne vous dégoûtaient de la justice à son égard. Mais il faut pourtant prendre garde de ne pas céder à un parti pris de critique. M. Alexandre Dumas serait, en somme, l’auteur dramatique qui aurait osé porter le plus de réalité sur les planches, s’il ne s’était efforcé de gâter sans cesse le vrai par des systèmes d’une incroyable fantaisie.

Je vais tâcher d’être absolument juste pour la Comtesse Romani, la nouvelle pièce en trois actes du Gymnase, en mettant de côté mes antipathies littéraires. Il s’agit d’une pièce de M. Gustave Fould, que M. Alexandre Dumas a complètement remaniée, et dont il était si content aux répétitions, m’a-t-on raconté, qu’il a été un instant sur le point de la signer de son vrai nom. On s’est décidé pour le pseudonyme transparent de Gustave de Jalin. Je crois donc pouvoir ne parler que de M. Alexandre Dumas dans cette affaire.

Voici le sujet, exposé le plus brièvement possible. Une tragédienne de Florence, la Cœcilia, a été épousée par le jeune comte Romani, qui l’adore. Mais elle est restée fille des planches, une bohémienne de l’art et du cœur. Elle trompe son mari, elle se laisse offrir des fortunes, sans