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NOS AUTEURS DRAMATIQUES

Cela est grand, un souffle de haute tragédie passe, parce que cela est humain.

Maintenant, comment se fait-il qu'une comédie telle que les Lionnes pauvres, si remarquable, si pleine de talent, ne soit pas une œuvre de génie, une de ces œuvres qui restent d’un bloc ? On me dira que c’est tout simplement parce que les auteurs ont manqué de génie. Sans doute. Mais je crois qu’en dehors de la question d’exécution, il y a, dans les Lionnes pauvres, tout un côté du plan général qui a rapetissé l’idée, qui l’a banalisée en l'accommodant aux nécessités scéniques. C’est surtout ce point qui m’intéresse et que je vais étudier.

L’idée des Lionnes pauvres était de peindre la désorganisation d’un ménage par l’adultère vénal de la femme. Dès lors, il semble que la pièce aurait dû être l’histoire de cette désorganisation, analysée depuis les premiers symptômes jusqu’à l’effondrement final. Séraphine devenait le sujet à disséquer. Rappelez-vous madame Bovarv, dont elle tient beaucoup. Nous aurions eu réellement ainsi le type de la femme mariée, mécontente de son sort, poussée par des perversions natives, arrivant à se vendre dans l’adultère, étouffant son ridicule mari dans la honte. C’était la façon franche et hardie de comprendre l’idée.

Et remarquez que M. Augier y a songé, car il le dit lui-même, dans sa préface. « La peinture de la dépravation graduelle de Séraphine nous a paru aussi dangereuse que tentante. Nous avons craint que le public ne se fâchât tout rouge de la transition de l’adultère simple à l’adultère payé. Cette peinture ne présentant, d’ailleurs, qu’un intérêt psychologique, il nous a semblé que ce côté de notre sujet pouvait être traité suffisamment en récit, et nous l’avons placé dans la bouche de Bordognon, le théoricien de la pièce. Une donnée aussi scabreuse ne pouvait passer que par l’émotion ; et l’émotion ne pouvait être obtenue que par la situation du mari ; c’est donc là surtout, que nous avons cherché la pièce. »

Voilà les circonstances atténuantes plaidées. M. Augier a préféré prendre le côté le plus commode, par crainte du public et pour obéir aux nécessités des planches. Ce qui prouve qu’il a eu raison pratiquement, c’est que la pièce, toute esquivée et adroite qu’elle puisse être, n’en a pas moins failli rester aux mains de la censure. Qu’aurait-ce été, si M. Augier avait carrément pris le taureau par les cornes ?

Donc, de l’aveu même de l’auteur, Séraphine passe au second plan. Elle n’est plus un sujet d’analyse dramatique. On nous la donne dans la crise dernière, on nous l’explique dans un couplet de satire. Son rôle est celui d’un réactif chimique, qui va déterminer à son contact tout un phénomène, et c’est ce phénomène qui sera la pièce. De là, le profil effacé de Séraphine ; elle a quelques mots typiques, un cynisme rapide de paroles, et elle disparaît. Le grand rôle de femme sera celui de la femme honnête, de Thérèse, l’honneur, la constance, le dévouement. Enfin, le drame se déplacera ; il ne sera plus chez les Pommeau, il sera chez les Lecarnier. Nous n’aurons pas la lionne pauvre, nous aurons le ravage que la lionne pauvre produit parmi les honnêtes gens.

Certes, cela est très touchant, très dramatique, au sens du métier des planches. Seulement, cela est banal. Je mets à part Pommeau, qui resterait ce qu’il est, même avec une Séraphine plus fouillée. Mais quelle nécessité de donner à Thérèse un si grand développement ? pourquoi la charger du grand rôle, amoindrir Séraphine derrière elle, prendre toute la largeur de la scène avec son honnêteté ? Je sais bien que cela fait plaisir au public. M. Augier confesse qu’il n’a pas voulu fâcher le public tout rouge. Eh bien ! il aurait mieux valu pour sa gloire qu’il le fâchât. Il aurait peut-être laissé une pièce grande.

Notre comédie moderne meurt d’honnêteté. Ce n’est point un paradoxe que je soutiens ici, et il faut me bien comprendre. Cette rage que nous avons de vouloir faire à la misère humaine la plus petite part possible, de ne risquer sur les planches une figure de chair et d’os qu’à la condition de la masquer derrière la convention d’un pantin vertueux, est à coup sûr la raison de notre médiocrité dramatique. Je ne nie point les personnages honnêtes ; seulement, je leur demande d’être humains, d’apporter le mélange du bon et du mauvais qui est dans toute créature humaine. Ce que je demande plus énergiquement encore, c’est que, lorsqu’on veut clouer un vice à la scène, on l’y cloue carrément, fortement, sans l’enguirlander de tous les poncifs connus des vertus consolantes.

Voyez, d’ailleurs, les grandes œuvres. Est-ce que Shakespeare nous écœure de fades personnages honnêtes ? Est-ce que dans Hamlet, dans Othello, dans Roméo et Juliette, les personnages honnêtes viennent à chaque minute se mettre en travers de l’action pour nous consoler des coquins ? Est-ce que Corneille, est-ce que Racine, est-ce que Molière ont chargé des personnages honnêtes de tranquilliser les spectateurs sur les abominations du vice ? Dans le Cid, dans Phèdre, dans Tartuffe, s’il y a des honnêtes gens, c’est qu’ils sont strictement nécessaires à l’action, et encore ne nous poussent-ils jamais leur honnêteté sous le nez. On ne trouverait pas un seul plaidoyer dans les génies dramatiques, pas une de ces démangeaisons bourgeoises de rendre l’art comme il faut. La leçon qui sort des chefs-d’œuvre est la conséquence même des faits, et plus les faits sont abominables, plus la leçon est haute.

Non, il n’y a que notre époque qui se soit senti le besoin de paraître honnête. Nous avons inventé l’honnêteté d’étalage, celle qu’il faut absolument mettre dans la vitrine, si l’on veut achalander la maison. Je ne sais quel mauvais vent de protestantisme a soufflé sur nous. Nous ne sommes plus les hardis esprits qui ne s’effrayaient guère des mots, qui voulaient regarder les choses en face. Eh bien ! je le répète, cette honnêteté de pure parade, ce besoin de voiler le personnage vrai derrière une demi-douzaine de personnages faux, découragent les esprits les plus vigoureux et les poussent aux œuvres médiocres. Pas d’œuvres grandes sans une grande vérité.

J’ai nommé Madame Bovary. Le roman de Flaubert parut une année avant les Lionnes pauvres. Pour me mieux comprendre, comparez les deux œuvres, voyez Emma à côté de Séraphine. La première est une créature vivante, qui