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ÉMILE AUGIER

hauteur comme grande page humaine, elle n’est plus qu’une dissertation, peu habile même, et d’une conclusion singulièrement forcée.

Rien n’est plus odieux que ce père du premier acte qui dispose tranquillement des tendresses de son fils, et qui, plus tard, pendant l’absence de Léa, pèse sur lui, pour lui faire épouser Camille. Aussi, au quatrième acte, dans la grande scène entre le père et le fils, celui-ci a-t-il mille fois raison de se révolter. Comment ! il est heureux avec Léa, sans espoir de l’épouser sans doute, mais empli et vivant de son amour, et son père lui a arraché le cœur, par une théorie d’artiste, sous le prétexte qu’il faut être marié pour produire des chefs-d’œuvre ! Bien plus encore, son père lui a poussé dans les bras une pensionnaire, à laquelle il ne songeait pas, et qu’il n’aime peut-être encore que comme une sœur ! Les pères ne doivent pas travailler d’une façon si tyrannique, et par un égoïsme secret, au bonheur de leurs enfants. Paul est strictement dans son droit et dans la logique des passions, en criant à Forestier : « Reprenez Camille, je n’en veux plus, je retourne avec Léa, que j’aime toujours et qui n’a pas cessé de m’aimer ! »

Avec le point de départ de M. Émile Augier, je ne vois qu’un dénouement pour rester dans la vérité. Ce serait de pousser les choses au noir, de faire fuir Paul avec Léa et de montrer le vieux sculpteur pleurant sur l’innocente Camille, frappée au cœur. Ce père, aussi imprévoyant que despotique, aurait fait le malheur de ses deux enfants. Mais, de cette façon, la cause du devoir ne serait pas plaidée et nous n’aurions pas une morale au dernier acte. Trop de vérité aurait pu faire chavirer la pièce. L’auteur a donc voulu, contre toutes les vraisemblances, que Forestier ait raison à la fin.

Aussi, le quatrième acte, selon moi, est-il bien médiocre, surtout à côté du troisième. Pour arriver à une conclusion heureuse, l’auteur a dû entrer dans une complication de sentiments extraordinaire. Une fois Paul décidé à rester, c’est Camille qui veut partir. Alors, Léa elle-même vient s’en mêler pour conjurer Camille d’être heureuse ; cette maîtresse originale, qui, le cœur plein d’amour, consent tout d’un coup à des absences de six mois, se montre plus tard d’une complaisance assez bizarre. Mais tout cela ne suffisait pas encore. M. Émile Augier a parfaitement compris qu’il fallait donner là une preuve de la guérison de Paul, un fait pour assurer le bonheur du jeune ménage. Et, forcément, il n’a trouvé qu’un escamotage vulgaire, car le problème étant contraire à la vérité, restait insoluble. Camille part pour se tuer, et laisse une lettre ; on l’arrête naturellement, on lit la lettre, et son mari tombe à ses genoux. Dans une œuvre qui affecte d’être une haute étude des passions, une pareille ficelle est indigne.

Forestier paraît enchanté. À sa place, je conserverais tontes mes craintes, Léa n’est point encore mariée à de Beaubourg, et la situation entre elle et Paul reste la même. Qui peut jurer que demain il ne retournera pas chez elle pour la désirer de nouveau avec plus d’emportement ? Le dénouement est illusoire, parce qu’il s’accomplit dans le faux, uniquement pour apporter un argument à la sainteté du mariage, dont le mariage, d’ailleurs, n’a que faire. Comment un homme de la valeur de M. Émile Augier n’a-t-il pas compris toute la largeur que sa pièce aurait prise, s’il l’avait poursuivie et dénouée dans la vérité des passions humaines ?


III


Les Lionnes pauvres sont certainement une des meilleures pièces du répertoire moderne. Ce qui me frappe dans l’œuvre, ce n’est pas la hardiesse du sujet, qu’on aurait pu traiter plus hardiment ; ce n’est pas le coin de pourriture humaine où elle descend, mais avec toutes sortes de ménagements et d’habiletés ; ce qui me frappe, c’est la simplicité de l’action, c’est la vigueur de la facture, c’est surtout la figure si vivante du vieux Pommeau et la nudité magistrale du dénouement, un des dénouements les plus naturels et les plus pathétiques que je connaisse.

Oui, je fais assez bon marché de la figure épisodique de la marchande à la toilette, madame Charlot. Sans doute le profil est pittoresque et pris sur nature ; mais cela est à la portée de tout le monde. Je mets également de côté l’esprit, les mots de la pièce, l’éternel Desgenais qui se nomme ici Bordognon, et sur lequel je reviendrai tout à l’heure. Enfin, je trouve d’une note ordinaire l’honnête femme de la pièce, Thérèse et son mari coupable, Léon Lecarnier ; c’est là un ménage qui a beaucoup servi. Avec tous ces personnages, nous ne sortons pas du courant de notre répertoire. Rien de plus honorablement fait ; mais, en somme, rien de moins original.

Où brusquement nous montons dans le rare et l’excellent, c’est donc avec la figure de Pommeau, qui est, à mon sens, la véritable figure centrale. Séraphine n’est guère là que pour lui donner la réplique, pour agir sur lui et le grandir. Les trois premiers actes sont uniquement une préparation à ce quatrième acte superbe, un chef-d’œuvre. Le début, Séraphine affolée vidant la maison afin de payer le billet de madame Charlot ; puis, la scène où celle-ci apprend tout à Pommeau, avec la brutalité d’une marchande pressée ; enfin, la tranquille impudeur de Séraphine et l’écrasement de Pommeau forment une gradation admirable, déroulent un de ces drames intimes, si poignants dans leur simplicité. Et, au cinquième acte, cela monte encore. L’entrée de Pommeau, brisé de fatigue, hébété d’émotion, et sa sortie d’homme fini, écrasé, s'en allant seul dans les ténèbres à un néant de souffrance, sont, je le répète, les choses les plus douloureusement humaines qu’on ait mises au théâtre.

J’insiste, parce que ce Pommeau est un homme, à côté des pantins que nous voyons tous les soirs sur les planches. Parmi les maris trompés, qui peuplent notre répertoire, je n'en connais pas un qui ait un sanglot si profond ni si vrai. Songez aux maris trompés de M. Dumas par exemple, à ce Montaiglin qui pontifie dans l’adultère du passé, à ce Claude qui récite la Bible, à tant d’autres que j’oublie. Pas un cri venu de la chair et du cœur, rien que des mannequins servant d’arguments à des thèses sociales. Et voyez Pommeau ensuite, voyez-le dans son élan de douleur, quand toute sa vie s’effondre, voyez-le fuyant dans Paris avec la blessure dont il mourra.