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NOS AUTEURS DRAMATIQUES

drames encore. Madame Agar a beau prêter à l’inconsolable victime son jeu tragique, la fable de cette ancienne maîtresse qui écrase la femme légitime, garde pour moi je ne sais quelle odeur d’Ambigu. Une seule chose m’a beaucoup frappé : c’est le secret gardé vis-à-vis du père, c’est Bernard exigeant de Léopold qu’il ne parlera jamais. Les Fourchambault ont disparu, ils ne se montrent même pas au dénouement. Cela n’est pas ordinaire, M. Émile Augier a fini là en maître. Peut-être est-ce parce que la pièce est trop honnête qu’elle ne me plaît pas ; j’entends de cette honnêteté de théâtre, qui est si enfantine. C’est bien possible. À quoi bon combiner si péniblement des faits peu vraisemblables, lorsque la vie est là, plus vengeresse et plus profonde ?

Les Fourchambault n’en sont pas moins supérieurs à tout ce que nous avons vu jouer cet hiver. Je suis certain qu’il y avait, dans l’enthousiasme du public, le besoin plus ou moins conscient de protester contre les petites habiletés des Bourgeois de Pont-Arcy et contre les insanités de Balsamo. Enfin, on pouvait donc applaudir une pièce solidement bâtie, sainement écrite. Quel que soit mon jugement sur la comédie nouvelle, M. Émile Augier est à cette heure le maître de notre scène française.


II


On connaît le sujet de Paul Forestier, la pièce en quatre actes de M. Émile Augier, que vient de reprendre la Comédie-Française. Un grand sculpteur, Forestier, a un fils peintre, Paul, dont les passions, selon lui, compromettent l’avenir ; et il propose une épreuve à la maîtresse de Paul, Léa, une dame du meilleur monde, qui vit séparée de son mari. Puis, pendant que celle-ci a consenti à six mois d’absence, le jeune peintre, se croyant trahi, épouse une orpheline, Camille, que son père protège. Mais Léa revient veuve, et Paul se reprend furieusement à l’aimer, enragé par une histoire odieuse, une chute de Léa à l’étranger dans les bras d’un garçon vulgaire, de Beaubourg. Il veut la suivre, il va partir, quand son père et sa femme lui barrent le chemin. Et il finit par rester, Léa elle-même travaille au bonheur de Camille, le devoir l’emporte sur la passion.

J’ai assisté à la première représentation de cette œuvre, il y a près de neuf ans. Je me rappelle parfaitement les sentiments qu’elle souleva dans le public, un grand enthousiasme mêlé à une grande stupeur. On trouvait d’une audace rare le récit dans lequel de Beaubourg raconte sa facile conquête, jusqu’aux derniers détails possibles. Léa est dans un petit salon ; de Beaubourg, la voyant étrange, reste le dernier, devient entreprenant ; et, lorsque minuit sonne, elle se livre, dans une rage sourde, dans une sorte d’hallucination qui lui montre, à la même heure, la chambre nuptiale où Paul, marié du matin, baise les cheveux de Camille. On trouva plus hasardée encore la passion qui reprend le jeune peintre tout entier, lorsqu’il sait Léa déchue, souillée du contact d’un autre ; on voulait voir là le raffinement d’un goût abominable, la perversion même de l’amour.

J’avoue humblement que ce qui me plaît, dans la pièce de M. Émile Augier, c’est justement cette chute de Léa et ce brusque délire de Paul. Mais, à la vérité, je n’y vois pas et je n’y mets pas tant d’ordure. Je comprends parfaitement les œuvres saines ; seulement, comme la santé, hélas ! n’est pas l’état chronique de l’humanité, il faut bien permettre aux écrivains d’étudier et de peindre les maladies ; et, quand on leur a permis cela, il faut en outre leur lâcher la bride sur le cou et les laisser aller jusqu’au bout de leurs observations. La chute de Léa n’est, en somme, qu’un égarement et qu’une vengeance de femme ; dans nos anciens contes, cette histoire se trouve à toutes les pages, la trahison appelle la trahison. Et quant au désir rallumé et dévorant de Paul, il n’est pas uniquement un désir malsain, il serait nécessaire de l’analyser, pour en démêler le caractère très complexe.

La meilleure scène de la pièce, celle qui est d’un souffle puissant, est justement la scène où Paul, venu chez Léa pour l’insulter, commence par la traiter comme une fille, et finit par se traîner suppliant à ses pieds. Il y a là une lente explosion de passion, d’une largeur incomparable. Les premières injures elles-mêmes sont des cris d’amour. Et c’est dans cette scène qu’il faut décomposer les sentiments qui agitent Paul. Les gens prudes dont l’esprit est tourné aux sous-entendus orduriers, ne voient que l’infamie de Léa. Mais la vérité est que le récit de Beaubourg a soulevé chez le jeune peintre un orage de colère, une tempête dans laquelle lui-même reste inconscient et aveuglé. Il accourt chez son ancienne maîtresse pour lui cracher son mépris à la face ; puis, devant elle, devant le souvenir du passé, son grand trouble aboutit au besoin impérieux de ressaisir ce passé qui lui échappe, de retrouver l’amour qu’on lui a arraché. Tout cela est profondément humain ; et, en dehors des mensonges de l’hypocrisie courante, chacun de nous avouerait qu’il a plus ou moins éprouvé ce vertige de Paul, en face des femmes encore aimées, dont la possession vous est disputée.

Remarquez, d’ailleurs, que précisément alors Paul apprend le piège dans lequel on l’a fait tomber. Léa lui révèle l’épreuve à laquelle Forestier a voulu les soumettre tous les deux. C’est le comble. On lui a volé son cœur, on a disposé d’une tendresse qui faisait sa joie. Eh bien ! il retournera à cette tendresse, même si elle est souillée. Sa passion renaissante est une révolte contre cet étrange dévouement paternel qui a désolé sa vie. On a chassé Léa, il ne veut plus que Léa. Tout ceci, je le répète, est d’une observation profonde, exacte, magistrale. M. Émile Augier a mis là un des coins d’humanité les plus vrais qu’il y ait dans son théâtre.

Mais je confesse que le cadre dans lequel l’auteur a placé cette étude de la passion enragée, ne me plaît guère. Il n’a point osé avoir la volonté de faire entièrement vrai. Il a imaginé d’accommoder le réel, le monstre, à la sauce connue du devoir et des beaux sentiments. Sans doute, c’était la seule façon de faire accepter, la pièce ; seulement, elle perd toute