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NOS AUTEURS DRAMATIQUES


ÉMILE AUGIER


I


D’abord, voici brièvement, le sujet des Fourchambault, la pièce nouvelle jouée à la Comédie-Française.

Un jeune homme a séduit, en lui promettant le mariage, la maîtresse de piano qui donnait des leçons à ses sœurs. Le père, pour rompre cette liaison, pour débarrasser son fils d’une maîtresse et d’un entant, a profité d’une circonstance, grossi certains faits, inventé une histoire. De là, une rupture : la maîtresse de piano s’en est allée, sans une explication, pleine d’une fierté excessive ; le jeune homme a satisfait son père en épousant une jeune fille qui a huit cent mille francs de dot. Tel est le passé, qui reste vague, d’ailleurs. Nous savons seulement que le jeune homme a été faible, quoique bon, et que la maîtresse de piano est restée digne.

Dés lors, deux familles sont en présence : la famille légale et la famille naturelle. Les Fourchambault mènent un grand train, ont un hôtel au Havre et une villa à Ingouville. Madame Fourchambault, une belle dame de province, vit sur un pied de cent vingt mille francs par an. La fille, Blanche, une charmante enfant dont la mère a tourné la tête, est sur le point d’épouser le fils du préfet Rastiboulois. Le fils, Léopold, a des maîtresses, joue, passe ses nuits au cercle. Quant au père, M. Fourchambault, un banquier, il est demeuré un homme faible et bon, qui assiste au gaspillage de sa fortune, sans trouver la force d’intervenir énergiquement. Telle est la famille légale.

La famille naturelle, au contraire, apparaît dans l’ordre et dans la sévérité. Madame Bernard, toujours vêtue de deuil, vivant absolument cloîtrée, est une figure très haute. Elle est distinguée, elle est économe et charitable, elle a toutes les vertus. Son fils, grâce à elle, est devenu un homme de premier ordre, qui a gagné deux millions comme armateur. Par un raffinement de délicatesse, il refuse de se marier, pour éviter à sa mère la honte de rougir devant sa bru. L’antithèse est donc complète, la famille naturelle est sublime, la famille légale ne vaut rien ou pas grand’chose.

Et le drame s’engage là-dessus. M. Fourchambault, ruiné par sa femme, va faire faillite, et c’est Bernard qui vient à son secours. Il lui apporte deux cent quarante mille francs ; il consent à devenir son associé ; il relève sa maison. Mais ce n’est pas tout, il joue en conscience son rôle de bon ange, corrige madame Fourchambault de ses dépenses immodérées, marie Blanche à un honnête garçon, remet Léopold dans le chemin de l’honneur. Tout le monde le bénit, l’enfant naturel monte dans une apothéose.

À ce drame principal s’ajoute une action secondaire. Bernard a ramené d’Amérique, je crois, une jeune et belle orpheline, Marie Letellier, qui est entrée chez les Fourchambault en qualité, non pas de maîtresse de piano, mais d’amie de Blanche. C’est le passé qui se reproduit, avec des situations symétriques. Léopold aime Marie comme son père a aimé madame Bernard ; seulement, Marie est une fille énergique qui le tient à distance. Elle aime elle-même Bernard qui l’adore et qui l’épouse au dénouement, lorsqu’elle a fourni le cinquième acte.

On ne saurait croire quel enthousiasme a soulevé dans la salle cette histoire romanesque. Les femmes pleuraient, les hommes battaient des mains. Je ne me souviens pas d’avoir vu un public plus fortement empoigné par le triomphe de l’honnêteté. Ce bâtard qui devient un bon Dieu, ce paria légal qui rend à la société un baiser pour un soufflet, avait fondu tous les cœurs. Certes, parmi les mères qui sanglotaient, beaucoup se seraient révoltées, si l’on était venu leur dire : « Votre fils a séduit la maîtresse de piano de vos filles, mariez-les. » Mais il est si bon, au théâtre, d’applaudir les actes dont on serait incapable dans la vie. On a donc fait, lundi soir, à la Comédie-Française, de l’héroïsme à bon compte, et avec un élan extraordinaire.

Le premier acte, qui sert à poser l’intérieur des Fourchambault, avait été écouté assez froidement. Mais, quand on a vu l’intérieur des Bernard, cette femme portant l’éternel deuil de son premier et unique amour, ce fils si respectueux et si tendre, ces victimes de la société si dignes et si résignées, un frisson a couru. Les nerfs étaient touchés. Puis, il y a là deux scènes très belles et très habilement menées : celle où la mère et le fils parlent du père inconnu, la mère pour l’absoudre, le fils pour se révolter et refuser de savoir son nom ; et celle où la mère, à la nouvelle de la faillite de Fourchambault, laisse échapper son secret, en ordonnant à son fils de sauver le banquier du déshonneur.

Au troisième acte et au quatrième, on est de nouveau chez les Fourchambault. L’intérêt languissait un peu. Mais la salle était prise, elle pouvait attendre. C’est alors que le cinquième acte, qui ramène les spectateurs chez les Bernard, a mis le comble à l’enthousiasme. Des bruits odieux ont accusé Marie d’être la maîtresse de Léopold. Elle s’est enfuie de chez les Fourchambault. elle vient faire ses adieux à madame Bernard et à son fils. Ce dernier, qui la croit coupable. ne trouve rien de mieux que de forcer Léopold à l’épouser. Il a un entretien avec lui. il finit par s’emporter sur ses refus, lui crie qu’il est d’une famille de libertins et de calomniateurs : et, comme Léopold furieux le soufflète de son gant, il dompte sa colère par un effort surhumain, il lui dit avec un sang-froid terrible : « Tu es bien heureux d’être mon frère : » C’est la reconnaissance, amenée par un coup de théâtre. Léopold est converti aussitôt, il épousera Marie à laquelle Bernard donne trois cent mille francs. Cependant, le soufflet reste. Bernard montre sa joue et prononce le fameux mot : « Efface » dont on parle depuis huit jours. Un baiser effa-