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THÉRÈSE RAQUIN

continuellement la mise en scène aux occupations ordinaires de mes personnages, de façon à ce qu’ils ne « jouent » pas, mais à ce qu’ils « vivent » devant le public. Je le confesse, je comptais, et avec quelque raison, sur le côté poignant du drame, pour faire accepter aux spectateurs ce vide de l’intrigue et cette minutie des détails. La tentative a réussi, et j’en suis plus heureux pour mes drames futurs que pour Thérèse Raquin ; car je publie celui-ci avec un vague regret, avec une envie folle de changer des scènes entières.

La critique a été passionnée ; elle a discuté mon œuvre violemment. Je ne m’en plains pas et je l’en remercie. J’y ai gagné d’entendre l’éloge du roman dont la pièce est tirée, ce roman que la presse a si maltraité à son apparition ; aujourd’hui, le roman est bon, et c’est le drame qui ne vaut rien ; espérons que le drame vaudrait quelque chose, si je pouvais en tirer une nouvelle œuvre qu’il s’agirait de déclarer détestable. Puis, en matière de critique, il faut savoir lire entre les lignes. Comment voulez-vous, par exemple, que les vieux champions de 1830 soient tendres pour Thérèse Raquin ? Passe encore si ma mercière était une reine et si mon assassin portait un justaucorps abricot ; il faudrait aussi qu’au dénouement Thérèse et Laurent pussent s’empoisonner à l’aide d’une coupe d’or pleine de vin de Syracuse. Mais fi de cette arrière-boutique ! fi de ces petites gens qui se permettent d’avoir un drame chez eux, à leur table couverte d’une toile cirée ! Il est certain que les derniers des romantiques, même s’ils avaient trouvé quelque talent dans mon œuvre, l’auraient nié absolument, avec la belle injustice des passions littéraires. Il y a eu ensuite les critiques de croyances opposées aux miennes ; ceux-là, très loyalement, ont essayé de me prouver que j’avais tort de me fourvoyer dans un sentier qui n’est pas le leur ; je les ai lus avec attention, ils ont dit d’excellentes choses, et je tâcherai de profiter des observations justes qui m’ont particulièrement frappé. Enfin, j’ai à remercier les critiques tout sympathiques, ceux qui ont mon âge et mes espérances ; car, cela est triste à dire, on ne trouve que rarement des appuis parmi ses ainés ; il faut grandir avec sa génération, être poussé par celle qui vous suit, arriver avec l’idée et la forme de son temps. En somme, voici le bilan de la critique sur Thérèse Raquin : on a parlé de Shakespeare et de Paul de Kock, et il y a, entre ces deux noms, une assez large place pour que je puisse m’y loger à l’aise.

Il me reste à témoigner publiquement toute ma reconnaissance à M. Hippolyte Hostein, qui a bien voulu donner à mon œuvre son hospitalité tout artistique. J’ai trouvé en lui, non pas un entrepreneur de spectacles, mais un ami, un confrère d’esprit large et original. Sans lui, Thérèse Raquin restait longtemps encore au fond de mes tiroirs. Il fallait, pour l’en faire sortir, cette rencontre inespérée d’un directeur croyant, comme moi, à la nécessité de renouveler le drame, en s’adressant aux réalités du monde moderne. Pendant qu’une opérette enrichissait un de ses voisins, il a été vraiment beau de voir M. Hippolyte Hostein, en plein été, vouloir perdre de l’argent avec mon drame. Je lui en garderai une éternelle gratitude.

Quant aux artistes qui ont interprété mon œuvre, ils ont eu un des plus vifs succès qu’on ait constatés depuis longtemps au théâtre. J’ai même goûté là une grande joie, heureux de les voir réaliser ma pensée avec cette ampleur, et de leur avoir donné l’occasion de déployer toutes les ressources de leur beau talent. Madame Marie Laurent a véritablement créé le rôle de madame Raquin ; j’y suis personnellement pour peu de chose, et c’est elle qui a trouvé tout cet admirable personnage du quatrième acte, cette haute figure du châtiment implacable et muet, ces deux yeux vivants cloués sur les coupables et les poursuivant jusque dans l’agonie. La bonhomie du premier acte, la douleur maternelle du second, l’effroyable crise du troisième, elle a tout rendu en très grande artiste, et ce rôle restera comme une de ses créations les plus surprenantes. Mademoiselle Dica-Petit a été une Thérèse telle que je désespérais d’en trouver une ; elle s’est fait un talent nouveau, elle a surpris ses admirateurs eux-mêmes en jouant ce personnage complexe, cette nature de femme ardente qui est un monde, qui va de l’amour fou à la haine farouche, en passant par l’hypocrisie, le dégoût, la terreur, toutes les secousses des passions et des sentiments humains. Elle a eu des cris de vérité qui ont enlevé la salle. Désormais, elle est au premier rang, au rang des actrices originales et puissantes. Un rôle terrible restait à jouer, celui de Laurent, et M. Maurice Desrieux a su porter le poids en artiste hors ligne ; il a été tour à tour ce gros garçon fainéant et prudent qui aime Thérèse « parce qu’elle ne lui coûte rien », cet amant que sa maîtresse rend fou jusqu’à faire de lui un meurtrier, et plus tard ce misérable affiné par la souffrance, devenu poltron, se détraquant de plus en plus, roulant jusqu’à l’hallucination et jusqu’à un second crime qui doit le guérir du premier. Il a particulièrement eu, au troisième acte et au quatrième, des hébétements effroyables, des rugissements de bête blessée, toute la mimique de la folie naissante, battant le crâne d’un homme. Et ce n’est pas seulement ce terrible trio, la mère et les deux meurtriers, qui ont tenu hautement la scène, l’ensemble de l’interprétation était tel, que les rôles épisodiques ont pris