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VICTOR HUGO

le poète, un abandon absolu de la personnalité et de l’esprit d’examen.

D’abord, M. Catulle Mendès enterre tous les poètes du siècle. « Au dix-neuvième siècle, dit-il, toute poésie française, vraiment digne de ce nom, dérive de Victor Hugo ; cela est, il est heureux que cela soit, et il serait impossible qu’il en fût autrement. » Mais cela n’est pas vrai, rien de plus radicalement faux, et surtout rien de plus difficile à juger en ce moment. Sans doute, depuis 1830, la poésie reste lyrique et romantique ; seulement, à côté de Victor Hugo, il y avait Musset, il y avait Lamartine, sans nommer Vigny et les autres ; et, aujourd’hui, on trouverait parmi les jeunes poètes des imitateurs de tous ces maîtres. Dire ensuite qu’on ne lit plus Lamartine ni Musset, est une erreur absolue, surtout pour Musset. Il est très lu au contraire, et très aimé. D’ailleurs, est-il possible de comparer à cette heure, au point de vue de la postérité, Alfred de Musset et Victor Hugo ? Le premier est mort depuis un quart de siècle ; l’autre vit toujours, au milieu d’un groupe bruyant de disciples, ayant doublé sa célébrité littéraire par le tapage politique de ses revendications. Laissez donc mourir Hugo, laissez vingt-cinq années passer sur sa tète, laissez même deux siècles éprouver sa mémoire et celle de Musset ; alors seulement on verra lequel est le plus vivant, ayant été le plus humain. Moi, je ne me prononce pas, je dis simplement que la justice doit attendre.

C’est toujours une mauvaise besogne que de sacrifier les morts aux vivants. Les grandes gloires qui éblouissent les contemporains pâlissent souvent très vite, parce qu’elles sont faites d’éléments divers, dont certains, comme l’élément mondain et l’élément politique, manquent de solidité. Il faut se souvenir du brusque écroulement de la figure si haute de Chateaubriand, devant laquelle Victor Hugo lui-même alla s’incliner. Chateaubriand avait empli le commencement du siècle, sa gloire semblait éternelle, lui aussi était le maître du romantisme, et aujourd’hui il se recule et se fond dans le passé. Cette question de l’immortalité reste obscure, tant que les œuvres n’ont pas subi l’épreuve du temps. Tel amas de livres acclamés s’effondre, lorsqu’un volume modeste suffit à la gloire d’un homme. Nous autres les grands producteurs, voilà ce que nous devons nous dire courageusement.

D’ailleurs, je veux bien que Victor Hugo soit le plus grand poète lyrique du siècle. Mais cela ne suffit pas à M. Catulle Mendès. Vous moquez-vous ? le plus grand poète du siècle ! mais il est le siècle, le seul homme, entendez-vous ! l’homme fait Dieu, et même le Père. Je cite, car on ne me croirait pas : « Il est normal qu’il soit le maître de son siècle, étant ce siècle lui-même… Rien n’existe, littérairement, de beau, de bien, de vrai, qui ne soit le reflet ou la continuation de sa pensée. Poètes, quelle strophe chantez-vous ? La sienne. Dramaturges, à qui devez-vous le drame ? À lui. Romanciers, qui donc a proclamé la liberté de tout dire ? Lui. En vérité, ceci est notre acte de foi : Tout procède du Père ! »

Eh bien ! non, eh bien ! non, mille fois non ! De qui se moque-t-on ? Cela est comique. Hugo a été un chaînon puissant dans notre littérature, mais un chaînon, pas davantage. Tout le passé n’aboutit pas à lui, et tout l’avenir ne va pas découler de lui. Avant lui, il y a eu vingt batailles littéraires, et la dispute des Anciens et des Modernes, au dix-septième siècle et au dix-huitième, a précédé la dispute romantique, comme d’autres disputes la suivront. Sans doute Victor Hugo, par son éclat, a incarné le romantisme ; mais le terrain était prêt, il continuait Rousseau et Chateaubriand, et il avait près de lui Lamartine, qui était même son aîné, et Musset, et Vigny, et tous les autres.

L’homme du siècle ! La formule du dix-neuvième siècle serait cette poésie lyrique, spiritualiste et nuageuse ? Notre siècle de science se résumerait dans ce philosophe déiste, dont les doctrines sont d’une parfaite puérilité, dans ce penseur étrange qui n’apporte comme solution à tous nos terribles problèmes qu’une humanitairerie vague et solennelle ? Allons donc ! c’est une plaisanterie, nos petits-fils riraient trop de nous !

Ce qu’il faut dire, ce qu’il ne faut pas cesser de répéter, c’est qu’à côté de cette formule lyrique et idéaliste de Victor Hugo, il s’est produit la formule scientifique et naturaliste de Stendhal et de Balzac. Que fait M. Catulle Mendès de cette formule, lorsqu’il emplit le siècle de l’unique personnalité de Victor Hugo ? Il la passe sous silence, tout simplement. Or, à cette heure, c’est cette formule qui triomphe, c’est elle évidemment qui résume le siècle, qui en est le véritable outil. Sans doute. Hugo nous a donné un certain drame, mais ce drame est mort ; sans doute, il a légué son procédé à beaucoup de nos jeunes poètes, mais ce procédé les a tués, au point que les meilleurs d’entre eux restent obscurs, et qu’il y a un immense désir de renouveau en poésie ; quant à dire que Victor Hugo a créé le roman moderne, cela est une aimable fantaisie, car les Misérables ne sont qu’un enfant tardif à côté de la Comédie humaine.

Non, il faut laisser à chacun sa gloire. Si l’on veut, mettons côte à côte la formule lyrique de Victor Hugo et la formule naturaliste de Balzac ; puis, attendons que le travail du siècle décide laquelle des deux l’emportera. Pour moi, le résultat est déjà certain. Et je ne défends pas ici une thèse personnelle, je ne suis qu’un critique cherchant à être juste. On prétend que je suis un romantique. Eh bien ! je suis un romantique, tant pis pour moi ! Nous avons tous sucé ça à seize ans. Mais cela ne saurait m’empêcher de dire que Victor Hugo ne restera certainement pas l’homme universel du siècle, parce que, s’il en est le poète lyrique, il n’en est ni le philosophe, ni le penseur, ni le savant, et j’ajouterai ni le romancier ni le dramaturge.

On couronne le buste de Victor Hugo à la Comédie-Française. Cela est bien, cela est beau. Quand irons-nous donc, des couronnes à la main, fêter la grande ombre de Balzac ?